Entre nous, tout est possible!
12:44 01/06/2012
"Guerre et Paix" par Jean-Dominique Merchet *
C’est
l’ironie de l’histoire des relations militaires franco-russes : le
deuxième porte-hélicoptères (BPC Mistral) que la France livrera à la
Russie en 2015 s’appellera le Sébastopol (1). Or, s’il existe à Paris un
grand boulevard portant le nom de cette ville de Crimée, c’est en
souvenir des combats bien oubliés qui y opposèrent, en 1854 et 1855, les
armées françaises et russes. L’affaire fît plusieurs dizaines de
milliers de victimes…
A l’heure de la visite du président Vladimir Poutine à Paris, ce
vendredi 1er juin, il y a là matière à réflexion sur les relations
compliquées qu’entretiennent nos deux pays au plan militaire. La France
est aujourd’hui le seul pays membre de l’Alliance atlantique qui
accepte de vendre un équipement important à la Russie, suscitant la
colère de nombreux pays de l’Otan, notamment en Europe de l’Est, mais
aussi des milieux néo-conservateurs des deux rives de l’Atlantique. Le
contrat, qui bénéficie à l’industrie française (DCNS, STX), ne sera pas
remis en cause par le nouveau pouvoir socialiste.
L’année 2012 est celle d’un double anniversaire. C’est d’abord le
bicentenaire de 1812 – c’est-à-dire de la grande guerre franco-russe
déclenchée par Napoléon 1er. Personne, en France, n’a très envie de la
commémorer, car il n’y a vraiment pas de quoi être fier! Un conflit
déclenché par la seule hubris - ce sentiment de toute puissance que
dénonçaient les anciens grecs - d’un homme, fût-il Empereur. Cette
guerre se termina, deux ans plus tard, lorsque les Cosaques vinrent
camper sur les Champs-Elysées !
Mais 2012 est également le soixante-dixième anniversaire de 1942, la
date de la création du groupe de chasse Normandie, qui deviendra le
glorieux régiment de chasse Normandie-Niémen. Son grand historien, Yves
Courrière, vient de mourir, mais le 25 juin, cette unité de l’armée de
l’air (qui avait été mise en sommeil dans le cadre des récentes
restructurations) sera officiellement réactivée sur la base de
Mont-de-Marsan (Landes). Le Neu-Neu, comme le surnomme affectueusement
les aviateurs, volera sur le fer de lance des ailes françaises, le
Rafale.
Histoire longue et tumultueuse : n’oublions pas ces dizaines de
milliers de Russes qui vinrent, au sein de deux brigades, combattre dans
les tranchées françaises en 1916. Des soldats, qui se mutinèrent, en
1917, dans le camp de La Courtine (Creuse), écrivant ainsi une modeste
page de l’histoire de la Révolution russe dans les collines du Limousin
! S’ils étaient là, c’est parce que nos deux pays étaient alliés depuis
1892. Dans une Europe déchirée par les rivalités nationalistes, la
Russie fût même le premier allié d’une France diplomatiquement isolée,
douze ans avant que Paris et Londres ne signe à leur tour leur « Entente
cordiale ».
Etranges va-et-vient de notre histoire militaire : en 1920, le
capitaine Charles De Gaulle est à Varsovie, pour aider la nouvelle armée
polonaise à combattre l’Armée rouge. Face à lui, un noble devenu
communiste, Mikhaïl Toukhatchevski. Les deux hommes, qui connurent des
destins extraordinaires, avaient été, ensemble, prisonniers de guerre
des Allemands dans le camp d’Inglostadt.
Nouvel épisode, avec la guerre froide (1947-1991). Nos deux pays
étaient alors ennemis : les missiles stratégiques français étaient
tournés vers les grandes villes soviétiques : Moscou, Leningrad et Kiev.
Dans les camps de manœuvre, dont celui de la Courtine, l’armée de terre
s’entrainait à combatte les « carmins » - on ne disait pas « rouges »
afin de ne pas froisser l’ambassade soviétique. Sur les bases aériennes,
on craignait l’arrivée des Spestnaz… oubliant que les premiers
parachutistes français avaient été formés en URSS dès 1935, autour du
capitaine Geille ! Pourtant, dans le même temps, le général De Gaulle
annonçait, en 1966, que la France quittait l’organisation militaire
intégrée de l’Alliance atlantique et exigeait la fermeture des bases
américaines en France. Sous les protestations des socialistes et les
applaudissements des communistes … Le monde est parfois compliqué.
S’il y a une leçon à tirer de ce passé commun, c’est que, tout est
possible entre la France et la Russie. Le pire comme le meilleur.
Sur le plan militaire et stratégique, quelle est la situation
d’aujourd’hui ? Les aspects positifs prévalent assurément. Les plus
jeunes ne doivent pas l’oublier, mais l’essentiel est d’abord la paix.
Un quart de siècle en arrière, nous nous préparions encore les uns et
les autres à nous faire la guerre. Ce que la France et l’Allemagne ont
réussi, cette réconciliation qui fait que l’on franchit le Rhin sans
s’arrêter à la douane, nous pouvons le parachever avec la Russie.
Au sein de l’Otan, la posture prudente, voire réservée, de Paris,
vis-à-vis du bouclier antimissile, ne peut que satisfaire Moscou. Le
départ annoncé des troupes françaises d’Afghanistan pourrait se faire
via l’Asie centrale et la Russie, une route plus sûre que le Pakistan et
moins couteuse que la location d’avions gros porteurs à des sociétés
privées ukrainiennes ou… russes ! En matière spatiale, les fusées
Soyouz sont désormais lancées depuis un département français d’Amérique,
la Guyane. Voilà qui rapprochent les deux Etats.
Il y a, certes, des zones d’ombre. La visite du président Poutine
sera évidemment dominée par la question syrienne. Le nouveau président
François Hollande a répété qu’une option militaire ne pouvait pas être
exclue contre le régime du président Assad, mais personne - et surtout
pas les militaires - n’a envie de s’embarquer dans une telle aventure.
Non sans hypocrisie, la menace d’un veto russe au Conseil de sécurité
des Nations Unies arrange beaucoup de monde à Paris comme ailleurs.
(1) Le premier sera le Vladivostok et le nom des troisième et
quatrième, qui seront construits en Russie, n’a pas encore été fixé par
la marine russe.
* Jean-Dominique Merchet, journaliste
spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus
lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes
études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont : « Mourir
pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne : la grande illusion »
(2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de Ben
Laden » (2012).
Sage opinion
RépondreSupprimer