Pour
Hobsbawm, le XXe siècle n’a pas duré cent ans mais soixante quinze, de
1914 à 1991. Avant la « Grande guerre », le XIX e achève son temps en
piétinant son successeur, et après la Guerre du Golfe, le XXIe est déjà à
l’appel. L’historien anglais est fâché avec les calendriers, même s’il a
sa façon de les remettre à jour. Et qu’est-il arrivé à ce bouquin qu’on
doit toujours tenir dans sa valise en cas d’exode ? En France rien. Il a
fallu que
Le Monde Diplomatique se mobilise pour qu’Hobsbawm
soit traduit et édité par Complexe. A Paris, la camarilla qui tient la
publication des livres d’histoire n’entendait pas livrer le point de vue
de ce britannique. Pour eux disqualifié puisque marxiste, donc paléo et
forcément complice du Goulag.
Annie Lacroix-Riz vit la même
aventure au sein même d’une « communauté » réduite au caquet, celle de
nos historiens officiels qui écrivent leurs œuvres en direct à la
télévision, assis sur les genoux de BHL. En général ils ont un passé de
durs militants du PCF et, comme tous les convertis, sont devenus des
Savonarole. Tant pis, la chercheuse a une bonne réputation sur le reste
de la planète et chez les anglo-saxons, même auprès de ses confrères les
plus réacs. Ce que ces chercheurs apprécient c’est la capacité de
travail de cette dame qui mange un sandwich dans les archives et finit
par y dormir. Elle lit tout dans toutes les langues, avec Lacroix-Riz
nous sommes dans la brutalité des faits, ses citations font de ses
lecteurs les témoins de l’histoire.
Elle vient de publier un livre dont, soyez en certains, vous n’entendrez jamais parler :
Aux origines du carcan européen (1900-1960)
aux éditions Le Temps des Cerises. En cette période où l’on nous
demande de voter sur le sujet, ses mots ont un sens. Rappelons- nous le
postulat, celui qui justifie l’Union comme une évidence : « L’Europe
c’est le moyen d’éviter la guerre »... En quelques phrases Lacroix-Riz
règle son sort au slogan en rappelant les guerres Yougoslaves, les
divisions violentes et aujourd’hui l’Ukraine qui est un drame
exemplaire. Son ressort est toujours le même, pour avancer leurs
intérêts les États-Unis continuent d’utiliser l’Europe comme un outil.
Cette fois pour combattre la Russie.
Le travail de l’historienne
remonte à la source de ce schéma, de ce qu’on pourrait appeler
« Euramérique ». Car, cette Europe d’aujourd’hui, sa larve, ou son œuf,
est bien plus ancienne que les mano à mano de De Gaulle ou Mitterrand
avec les chanceliers Allemands. Au terme de ce livre, bilan des
recherches : l’Europe n’est rien d’autre qu’une succession d’ententes
opportunes entre les grands groupes financiers Allemands et Français,
avec les États-Unis qui veillent au respect du contrat de mariage.
D’abord une idylle cachée, au plus rude de la guerre de 1914. Un conflit
qui va faire tuer les hommes mais prospérer l’industrie. Ainsi nous
rappelle Lacroix-Riz, en août 1914, après l’entrée des Allemands à
Briey, fut pris un accord secret de « non bombardement » des
établissements de Monsieur de Wendel. Des pancartes « à protéger »
furent même apposées afin qu’un bidasse casqué à pointe ne vienne
entamer le patrimoine sacré de cette famille. Autre exemple d’entente
très cordiale, celui d’Henry Gall et de son trust chimique Ugine.
Celui-ci, par l’intermédiaire de son usine suisse de La Lonza, fournira à
l’Allemagne toute sa production électrique et les produits chimiques
nécessaires à la fabrique d’armes terribles comme la cynamide. Entre
firmes, pendant la guerre, la paix continue.
Autre démonstration
de cette stratégie transfrontière, la mise à mal du traité de
Versailles. Ce dernier, qui mettait fin à la guerre de 1914 et
contraignait l’Allemagne à des sanctions, est consciencieusement saboté
par les États-Unis qui redoutent « l’impérialisme » d’une France trop
forte et trop laïque. Le 13 novembre 1923 Raymond Poincaré est contraint
de céder à la pression de Washington. Le deal est le suivant : vous
vous retirez de la Ruhr, vous acceptez un Comité d’experts et de
financiers Américains, et nous cessons de spéculer contre votre franc.
C’est le Secrétaire d’État Hugues qui présente cet ultimatum au nom du
banquier JP Morgan, cette même banque que nous trouvons aujourd’hui à la
source de crise financière mondiale. Dans cet ukase d’outre Atlantique
on retrouve la main de l’ombre qui, petit à petit, va modeler l’Europe
telle quelle est.
Une anecdote, en août 1928, quand Raymond
Poincaré propose à Gustav Stresemann, le ministre Allemand des affaires
étrangères (qui fut brièvement chancelier 1923) de faire un « front
commun » contre « la religion américaine de l’argent et les dangers du
bolchevisme », c’est un refus. Pour Lacroix-Riz, Stresemann est un
« père de l’Europe » trop méconnu, le pion des banques de Wall Street,
et justement de JP Morgan ou Young. En 1925, lors de la signature du
pacte de Locarno, qui redessine l’Europe d’après guerre, c’est le même
Stresemann que Washington adoube comme grand architecte, tandis
qu’Aristide Briand et la France sont assis à la pointe de fesses sur un
strapontin. Stresemann signe ce qu’il qualifie secrètement de « morceau
de papier orné de nombreux cachets ». Le gouvernement du Reich a déjà
signé des accords secrets avec les nationalistes étrangers, amis.
Stresemann sait que ce Pacte est obsolète de naissance. Pourtant
« Locarno », alors qu’Hitler pousse les portes, restera dans les
discours des partis de droite et ceux des Ligues, le mot sacré. Un
synonyme de paix alors qu’il n’est qu’un masque du nazisme.
Carcan
La
France ayant desserré son emprise sur la Ruhr, il est alors temps de
signer la vraie paix, celle des affaires. C’est la naissance de
« L’entente internationale de l’acier », qui donnera le « Pool
charbon-acier », c’est-à-dire notre Europe
made in banques.
L’Allemagne obtient 40,45% de l’Entente, la France 31,8% : la guerre est
finie et une autre peut commencer. Et elle vient. En 1943 les
États-Unis et l’Angleterre mettent au point le « statut monétaire » qui
devra être mis en place dès le conflit terminé. Le vainqueur (les
États-Unis) « imposera aux nations adhérentes l’abandon d’une part de
leur souveraineté par fixation des parités monétaires ». Ce souhait a
mis un peu de temps se réaliser mais, avec les rôles joués aujourd’hui
par les agences de notation et l’obligation qu’ont les États d’Europe de
n’emprunter que sur le marché privé, le plan est finalement respecté.
Le
12 juillet 1947 s’ouvre à Paris la « Conférence des seize ». Les canons
nazis sont encore chauds quand l’Allemagne et les États-Unis pleurent à
nouveau sur le sort de la Ruhr. Si bien qu’en marge de la Conférence,
Anglo-américains et Allemands tiennent des réunions parallèles afin de
faire la peau aux désirs de la France. Pour une fois Paris tient bon.
Furieux, les Américains envoient un émissaire afin de « réécrire le
rapport général de la Conférence ». Dans le bon sens. En particulier six
points sont dictés par Clayton, le Secrétaire d’État au Commerce. Ils
résument le programme commercial et financier mondial, et donc européen,
de Washington. Les États-Unis exigent la mise en place d’une
« organisation européenne permanente chargée d’examiner l’exécution du
programme européen ». Ce machin sera l’OECE. Il préfigure « notre »
Europe. Et Charles-Henri Spaak, premier président de l’Organisation
Européenne de Coopération Économique, n’est qu’un greffier appliquant
les consignes américaines.
Quant aux héros que nous célébrons,
scrutin européen oblige, « les pères de l’Europe », à la lecture de
Lacroix-Riz on n’a guère envie d’être leurs enfants. Jean Monnet ?
D’abord réformé en 1914, marchand d’alcool pendant la Prohibition,
fondateur de la Bancamerica à San Francisco, conseiller de Tchang
Kaï-Chek pour le compte des Américains. Puis, à Londres en 1940, Monet
refuse de s’associer à la France Libre pour, en 1943, devenir l’envoyé
de Roosevelt auprès du général Giraud... Voilà un homme au profil idéal
pour mettre sur pied une Europe libre. Dans ce jeu de famille vous
voulez un autre « Père » ? Voilà Robert Schuman, autre icône. Un détail
de la vie du héros suffit à le qualifier : à l’été 1940 il vote les
pleins pouvoirs à Pétain et accepte en bonus d’être membre de son
gouvernement. Après guerre, Schuman sera mis en pénitence, ce qui est
une pratique ordinaire pour un si bon catholique. Puis, le passé oublié,
il va pousser à la roue d’une Euro-Amérique : capitaliste, chrétienne
se développant sous la serre de l’OTAN.
Avant le scrutin « européen » du 25 mai prochain, il reste assez de temps pour lire
Aux origines du carcan européen,
un livre qui laisse le roi nu. Ceux qui, comme François Hollande, sont
convaincus que « Quitter l’Europe c’est quitter l’histoire », pourront
constater que le Président dit vrai. Quitter une histoire écrite par les
banquiers américains.
Jacques-Marie Bourget
Annie Lacroix-Riz :
Aux origines du carcan européen (1900-1960) , coédition Delga-Le temps des cerises, avril 2014, 15 euros.
Le 16/05/14