« All' ont ben changé, les affaires, oui dame, dans nos coins pardus.
Si nos défunts grands-pères retourniont, le s'y reconneuteriont pus. »
Yves Rabault, poète patoisant, Barde poitevin, que j'ai bien connu, avait écrit ce petit sketch il y a pas loin de cinquante ans. Je me souviens mal de la suite, dommage !
Il y a peu, j'ai eu enfin la chance de revenir sur les lieux de mon enfance. C'était l'époque où la télévision n'existait pas, où l'eau venait du puits de chaque maison. Il fallait pomper, avec la pompe à balancier. Chaque matin, le premier travail en hiver consistait en l'allumage du feu, dans la grande cheminée. Keuff ! Keuff ! Keuff ! Au départ, cela fumait, toute la maison était imprégnée de cette odeur, au fil du temps.
Pour se déplacer, à part de bonnes chaussures ou un vélo soigneusement révisé, la seule façon de se déplacer était le char à bancs, attelé sur le petit cheval de la ferme. Par temps de pluie, on relevait la capote, qui ne protégeait guère quand le vent poussait les gouttes presque à l'horizontale. Mais n'y avait-il pas le « grand parapuie biu », cette immense ombrelle bleu charrette dont les « baleines » étaient vraiment taillées dans des fanons de baleine ?
Tout le monde connaissait tout le monde, dans le village et les autres communes environnantes. On ne se déplaçait pas, les mariages (obligatoires) se concluaient entre voisins, à quelques kilomètres à la ronde. Tout le monde était un peu le cousin de tout le monde. Et si par hasard il fallait aller plus loin, n'y avait-il pas le petit train à voie étroite, qui rejoignait la « grande ligne » à une dizaine de kilomètres ? Si l'on était un peu en retard, il suffisait de courir : un peu plus loin que la gare veillait la « côte de la beurrerie », qui obligeait la poussive locomotive à rouler presque au pas. Qui perdait son chapeau (tout le monde était couvert) en raison du vent descendait en marche, et remontait un peu plus loin, le galurin vissé sur le crâne. Hasard des correspondances, pour faire les vingt kilomètres aller et autant au retour vers la préfecture, il fallait prévoir une nuit d'hôtel. Autant aller à pied...
Dans cette fameuse « beurrerie » était traité le lait de la commune. Quelques ouvriers s'en occupaient, l'un d'eux allait collecter le lait chez les habitants. Avec sa carriole à cheval, il s'arrêtait à chaque ferme. Le précieux liquide avait été transvasé du seau de traite dans d'autres seaux plus grands, en aluminium épais. Le laitier versait le contenu de ces récipients dans de grands bidons, après avoir mesuré la quantité fournie avec son décalitre. Oui, cela faisait beaucoup de transvasements. Mais le beurre qui en résultait était excellent, il avait même obtenu la médaille d'or au salon de l'agriculture de Paris, en 1902. Comme il était vivant jusqu'au bout, il se défendait très bien contre les agressions microbiennes, à la différence du lait industriel qui est tué tout de suite.
Le temps n'avait pas la même valeur qu'aujourd'hui. Plus jeune, mon grand-père n'hésitait pas, une fois par an, à prendre à pied le chemin d'un village éloigné, à une trentaine de kilomètres, pour la foire aux bestiaux. Il partait très tôt, bien avant le lever du soleil. A la nuit tombée, il était revenu. Les journées étaient longues, dès six heures c'était la traite du matin, et on ne se couchait guère avant vingt-trois heures. Sieste recommandée.
Aujourd'hui, les lieux n'ont pas tellement changé. La petite ferme où je suis né, ainsi que ma grand-mère, son propre père le menuisier-charpentier, et ainsi de suite, abrite aujourd'hui de jeunes artistes qui font des cours de dessin, de peinture. Cela s'appelle « Le balet des Arts ». Avec un seul L, c'est le mot local pour un hangar. Les volets ont tous été repeints au fameux « bleu charrette » célébré par une autre maison placée au bord de la Sèvre, que l'on retrouve sur tant de dépliants touristiques.
Juste à côté de la maison, une fuye se dresse toujours là, restaurée à l'initiative de l'ancienne députée du coin (SR) : elle n'abrite plus de pigeons « fuyants » (sauvages) depuis longtemps. Maintenant, elle se visite librement, mais autrefois elle appartenait à la vieille voisine de l'autre côté de la rue, une rentière qui n'avait jamais travaillé, qui avait appris le maintien, la broderie, toutes ces choses si importantes auxquelles s'adonnaient les jeunes filles « de bonne famille » de la fin du XIXe siècle.
Cette vieille dame, chez qui j'étais toujours très bien accueilli par elle, et sa servante à tout faire, habitait une demeure typique des grandes fermes saintongeaises. C'est entouré de grands murs, on aperçoit difficilement le corps principal du bâtiment. Les ouvertures très chiches côté rue sont compensées par celles, bien plus abondantes, du côté jardin. Pendant que la maîtresse lisait son journal, passait avec délicatesse un chiffon sur les meubles et les bibelots, priait, recevait des « personnalités », élus locaux, notables, même un sénateur, la servante gérait l'immense jardin potager, celui d'agrément avec ses pelouses et ses allées, le poulailler, les lapins, faisait la cuisine, cirait les escaliers (une savonnette), ne s'arrêtait presque jamais. C'était presque l'autarcie. Dans une dépendance, l'alambic dont une partie avait été confisquée par les allemands pour son cuivre, était de la taille de ses cousins d'un petit peu plus au sud, là où le vin local a le droit d'être transformé en Cognac. Sans doute la fortune des maîtres des lieux venait-elle de là.
Même la lessive était une affaire importante, et peu fréquente. Le linge et la literie étaient enfournés dans de grandes « ponnes » de pierre, des récipients de plus d'un mètre de large, sous lesquelles on allumait du feu. En guise de lessive, c'est de la cendre qui était ajoutée au linge. Une fois la « cuisson » terminée, le tissu lourd et trempé était sommairement tordu, puis déposé sur une brouette en direction du lavoir le plus proche. Mon village, pourtant bien petit, en comptait quatre, qui ont été récemment restaurés comme la fuye. Les femmes, qui ne manquaient pas de muscles, s'y déplaçaient, et pièce par pièce plongeaient leur chargement dans l'eau souvent glacée, puis le battaient comme les lavandières de partout afin de le rincer. De retour chez elles, elles l'étendaient pendant des jours. Le tissu des draps, souvent de fabrication locale, était généralement très lourd, très épais et très rêche. Elles l'avaient filé à la veillée avec leur rouet, et des tisserands installés dans des moulins à eau transformaient ce fil, de laine, de chanvre, en toile.
Dernier point remarquable, près du vieux château féodal qui autrefois prévenait les incursions des Vikings, quand la mer arrivait pratiquement jusque-là, le port était un point de passage obligé pour les paysans allant chercher du bois dans les marais. Des bestiaux empruntaient les « batais » comme les humains, mais plus grands, pour changer de pré. Des chasseurs aussi avaient leur petit « six pieds » pour le gibier d'eau. C'était, si l'on se réfère à des photos dont je ne sais pas ce qu'elle sont devenues, des allées et venues continuelles. Ces photos avaient été prises par mon arrière-grand-père, à une période où peu de gens pratiquaient ce loisir.
J'ai pratiquement connu tout cela. Peut-on seulement imaginer combien les conditions de vie ont évolué depuis ?