Grâce
au Grand Soir, découvrons ensemble les arcanes de la pensée, de son siège, de ses mécanismes : en avoir cette connaissance aide à comprendre bien des situations. L'auteur du texte nous amène à des découvertes surprenantes.
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20 novembre 2013
"La pensée est le langage de la vie réelle"
(Karl Marx)
Yann
LARGOEN
Digressions iconoclastes sur l’autonomie conquérante et autres
sujets qui fâchent ... Mais au fait, d’où nous viennent nos
idées ?
Voilà une question intéressante en soi, mais plus encore pour
ceux qui entendent faire partager leurs idées au grand nombre dans
une visée politique. La réponse qu’apporte le sens commun à
cette question est que notre esprit ferait une sorte de tri entre
toutes les idées disponibles et assemblerait méthodiquement, avec
une sorte d’honnêteté intellectuelle, celles qui seraient les
mieux fondées, étayées et documentées.
La conséquence qui découle de cela est que pour diffuser nos
idées, il faudrait se montrer imparable du point de vue de
l’argumentation, batailler pied à pied pour démontrer
l’infériorité objective des idées contraires, les battre aux
points en quelque sorte, sur le ring de la Raison. Le débat
politique serait alors une sorte de match sans fin entre les idées
dont seules les « meilleures » d’entre elles auraient
les plus grandes chances de sortir vainqueurs de la confrontation.
La victoire du non au referendum sur le Traité constitutionnel a
ainsi souvent été présentée comme résultant de l’extraordinaire
qualité critique des analyses du texte, menées notamment sur
internet, lesquelles sont entrées dans chacun de ses détails
techniques pour en montrer la nocivité. Cette vision, défendue le
plus souvent par les militants sur-scolarisés qui avaient
méritoirement mené ce travail à bien, est assez mal fondée.
Les analyses en question ont sans doute joué un grand rôle,
mais davantage par l’image générale de sérieux qu’elles
donnaient des partisans du non et surtout par le fait qu’elles ont
en partie privé l’adversaire du choix des thématiques de
campagne. Mais elles ont davantage mobilisé (et donc incité à
voter) un électorat déjà largement hostile à l’Europe telle
qu’elle se faisait, qu’elles n’ont réellement fait changer
d’avis ceux qui y étaient foncièrement favorables.
D’ailleurs sur un plan plus général et personnel, si on veut
bien se souvenir de la manière dont nos idées nous sont venues à
nous-mêmes puis on grandi et évolué en nous, on se rend compte
qu’au départ nos grandes options fondatrices ne doivent pas
grand-chose à l’analyse intellectuelle de notre environnement,
quelques soient les efforts que nous ayons produits en ce sens. Mais
que cette analyse est venue dans un second temps du développement
de notre conscience politique, pour justifier et conforter des
options que nous avions déjà prises.
Car contrairement à une conception répandue, notre esprit n’est
pas rigoureusement séparé entre des lieux où s’exercerait la
pensée rationnelle, pesant et soupesant les arguments réfléchis
pour en faire la synthèse et produire des idées, et d’autres
lieux qui seraient ceux des émotions des sensations et des rêves,
bref des sentiments.
Lorsque nous sommes d’accord avec quelque chose, c’est
d’abord parce que cette chose nous plaît et nous séduit, parce
qu’elle trouve sa juste place dans l’environnement émotionnel
que nous nous sommes construit depuis notre enfance pour nous
protéger de l’adversité, parce qu’on est raccord avec elle
comme on dit, qu’elle nous donne du bien-être intérieur en
quelque sorte.
Ce n’est que par la suite que notre cerveau va construire des
théories pour créer des rapports entre toutes les choses qui nous
font du bien, fabriquer ainsi des idées dont c’est comme la
raison d’être de nous permettre d’en parler aux autres dans un
langage commun les faisant réagir, et ainsi peut-être de conforter
nos sentiments pour se sentir mieux encore au monde.
Tant et si bien que sous cet angle aussi, pourtant très éloigné
de ce que voulait signifier Marx « la pensée est le langage
de la vie réelle ».
Mais au fond de nous-même et sans savoir pourquoi, quelque chose
nous dit que c’est mal, on préfèrerait qu’il en aille
autrement, que les idées ne soient pas polluées par les sentiments
et c’est pour cela qu’on s’obstine dans cette croyance en leur
caractère purement intellectuel et d’une certaine façon en leur
altérité au sein de notre altérité. C’est peut-être parce
qu’on nous a bien endoctrinés à l’école avec ces histoires à
dormir debout de lutte entre la passion et de la raison, comme si
les deux moteurs de la pensée travaillaient en opposition l’un à
l’autre.
Pourtant, on n’hésite pas à dire qu’on « a le
sentiment que » ou bien qu’on « aime cette idée »
ou encore qu’on est « séduit par un raisonnement »
alors même qu’on essaie de construire un discours intellectuel
avec force arguments se défiant précisément de toute
sentimentalité et de toute subjectivité. C’est que le cœur a
ses raisons que la raison ignore, lesquelles finissent toujours par
prévaloir dans la formation et l’expression de notre pensée.
Dans un registre assez voisin, il est mal vu de s’en prendre
aux personnes quand on est en désaccord avec leurs idées. C’est
considéré comme un signe de faiblesse, d’incapacité à
démontrer le bien-fondé de notre position. Cependant on a tous
fait l’expérience dans des discussions, que cette façon de
procéder est bien plus efficace (en tous cas pour "convaincre"
l’auditoire) que celle qui consiste à démonter l’argumentation
de notre contradicteur à l’intérieur de son propre registre.
Lorsqu’on dit que Moscovici est un salopard quand il tranche
comme on sait avec sa bande dans l’affaire de Chypre, chacun
comprend qu’on est au cœur du sujet, bien mieux que si nous
disputions tel ou tel aspect technique de la position qu’il
soutient et dont on sent bien qu’elle nous ferait perdre notre âme
si on s’y laissait enfermer.
Un peu comme bien souvent, alors qu’on ne partage pas le point
de vue de notre contradicteur, la compréhension « d’où il
parle » de même que la compréhension de « qui parle »
nous permet de contrôler la situation dans laquelle sa rhétorique
cherche à nous enfermer. Tel expert financier invité par la
télévision est payé par le système bancaire à titre de
consultant : cela nous suffit pour ne plus porter aucun intérêt
à ce qu’il dit. Et l’on aura beau surmultiplier les arguments
rationnels, c’est toujours le jugement de valeur final (Hollande
est le caniche de l’Empire, par exemple) qui emporte l’adhésion,
plus que les bavassages sans fin autour des idées.
Les luttes collectives pour des idées sont apparues en même
temps que les luttes visant à libérer l’homme des croyances
religieuses, condition et conséquence des progrès démocratiques.
Mais on peut se demander si cette survalorisation du rôle des
idées, dans la confrontation politique notamment, n’est pas
devenue aujourd’hui instrumentalisée par l’idéologie dominante
pour affaiblir l’impact de la contradiction qu’on lui oppose. Il
est en effet beaucoup plus facile de contrôler les idées que les
ressentis et les valeurs qu’elles expriment.
Cette façon de surprivilégier les idées en disqualifiant a
priori ce que nous appelons ici les sentiments lui donne un avantage
concurrentiel indéniable. Notamment en ce qu’elle favorise les
milieux sociaux qui du fait de l’éducation qu’ils ont reçue,
ont acquis la capacité de formuler leurs idées, l’interdiction
de parole des autres étant dès lors définitivement actée.
La diabolisation du populisme procède de cet intérêt des
puissants à circonscrire le débat à l’intérieur du champ
qu’ils ont eux-même périmétré autour des seules idées et dans
lequel ils sortent vainqueurs de toutes les controverses. La
sacralisation de la réussite scolaire à l’inverse, et le
recrutement de plus en plus exclusif des élites de toutes sortes
dans le seul vivier des premiers de la classe (y compris là où on
s’y attend le moins) constitue la garantie la plus sûre de la
perpétuation sociale des représentations idéologiques qui
assurent l’hégémonie de la pensée dominante.
Il ne peut en effet y avoir de réussite scolaire sans une grande
capacité à se lover dans les constructions intellectuelles pures
qui servent aux puissants à masquer la trivialité des intérêts
qu’ils poursuivent. Et cette capacité ne peut généralement
s’avérer sans un excellent niveau d’adhésion au référentiel
psycho-affectif qui en constitue la petite musique sous-jacente. Car
on ne peut réellement comprendre ces constructions sans entrer dans
une sorte de relation de connivence avec ce terreau infra-politique
sur lequel s’opèrent donc en dernière analyse les processus de
sélection dans l’enseignement.
C’est l’intérêt du parler "cru et dru" que de
faire une meilleure place aux sentiments et aux valeurs dans
l’expression des conceptions qui ne sont plus alors des
ectoplasmes asexués ressemblant comme deux gouttes d’eau au
discours de l’adversaire, même lorsqu’on croit dire le
contraire. Ce parler-là capte l’attention, fait réagir, parce
qu’il s’adresse aux couches profondes de notre personnalité,
celles qui abritent nos valeurs et les assument, contrairement au
robinet d’eau tiède du parler conforme qui ne les atteint pas, ou
seulement à raison de 1,9 % du corps électoral comme à la
présidentielle de 2007. Sa musique est d’une certaine façon en
harmonie avec ses paroles.
Arrêtons-nous un instant sur cet aspect. On nous dit parfois
qu’on est assez d’accord avec ce que nous disons mais pas avec
notre façon de le dire. Tout se passe alors comme si notre
interlocuteur nous suivait dans notre cheminement intellectuel mais
se trouvait arrêté par la forme de notre énoncé jugée
excessive, voire agressive ou pis encore vulgaire. Au fond, il nous
reproche essentiellement de ne pas solliciter de la grande
bienveillance de notre adversaire le fait d’avoir l’obligeance
raffinée de bien vouloir avec élégance et courtoisie nous céder
sa place. Autant dire qu’en fait, il n’a rien saisi du fond de
notre propos puisque celui-ci énonce fondamentalement notre
intention de lui prendre sa place, au besoin de vive force
démocratique.
On voit bien là qu’on est dans un dialogue de sourds dans
lequel notre interlocuteur fait semblant de nous comprendre mais ne
nous comprend pas. Il est en fait d’accord avec tout le monde
[comme c’est extrêmement fréquent] et toute son activité
intellectuelle est comme transcendée par son unique objectif
d’apaiser les tensions entre les camps quels qu’ils soient. Et
quel que soit le sujet de la controverse. Un autre jour, il défendra
l’idée inverse parce qu’il lui apparaîtra à ce moment-là que
la source principale des tensions vient de l’autre côté.
C’est d’ailleurs ce qui nous garantit à terme son ralliement
à notre camp lorsque les rapports de forces auront changé, un peu
à la manière [toutes choses égales par ailleurs] de ces gens
acquis à Pétain qui ont volé au secours de la victoire au moment
de la Libération.
Parce que le paradigme dans lequel il fonctionne lui enjoint de
n’entrer en conflit avec rien ni personne de plus fort que lui,
c’est l’alpha et l’oméga de tout le processus de
socialisation qu’il a connu et il n’en démordra jamais. Ses
idées superstructurelles ne lui servent, comme tout un chacun, qu’à
conforter ses fondations infrastructurelles, lesquelles lui
enjoignent ici de protéger sa relation à l’ordre établi, d’être
« du côté du manche » comme dit le bon sens populaire
dans l’infinie clairvoyance de son imaginaire.
Il s’agit bien sûr de beaucoup plus que quelques avantages ou
indemnités qui corrompraient son jugement : c’est tout son
rapport au monde qui est en jeu dans ce positionnement et tout le
bien-être que celui-ci lui procure qui joue un rôle déterminant,
bien davantage que les avantages matériels que peuvent lui conférer
les fameuses places. Il n’est pas non plus déterminé par une
conception intellectuelle ou une vision stratégique dont il est, de
l’une comme de l’autre, assez largement dépourvu si ce n’est
utilitairement comme habillage a posteriori et dans une forme
socialement valorisante de ses besoins psycho-affectifs.
On perd son temps à vouloir le convaincre car son mode de pensée
est le plus souvent aux antipodes du nôtre, alors que son
expression nous donne au contraire l’illusion d’une grande
proximité. En fait nous sommes victime d’un leurre qui nous
fourvoie dans l’interprétation que nous avons qu’il
appartiendrait à un segment de l’opinion facilement ralliable à
nos conceptions et notre combat.
Il n’y a sans doute pas plus éloigné de nos bases que
l’électeur moyen de Montebourg à la primaire socialiste, ni que
les militant de l’aile gauche socialiste ou les tenants de la
ligne Hue au sein du PCF. Ce qui nous différencie de la majorité
d’entre eux et du même coup nous fédère, c’est que [sans
qu’on puisse se l’expliquer] nous ne sommes pour notre part
jamais parvenus à développer les stratégies mentales nous
permettant d’être en osmose avec le monde tel qu’il est. La
manière que nous avons de le comprendre ne nous a pas conduits à
l’accepter.
C’est d’ailleurs également ce qui nous oppose aux membres de
l’élite (et ne les y opposent pas) dont les positions sociales
procèdent exclusivement de cette sorte de faculté mystérieuse
qu’ils détiennent d’être « bien au monde », d’où
notre façon extrêmement juste de les qualifier de « satisfaits ».
Nous faisons donc erreur en nous fiant à des apparences de
cousinage idéologique alors que le discriminant essentiel, la rage
que nous inspire le monde tel qu’il va et le besoin vital d’y
résister qui va avec, les positionnent beaucoup plus loin de nous
que d’autres groupes socioculturels auxquels nous hésitons
davantage à nous adresser. Nous nous enfermons là dans une sorte
de géographie politique finalement très superficielle et pour tout
dire encore une fois platement scolaire, qui nous fait gaspiller en
pure perte notre énergie.
Nous sommes beaucoup plus forts et efficaces dans nos campagnes
républicaines radicales et dans nos combats frontaux contre les
politiques libérales, antisociales, impérialistes, sécuritaires
et racistes que dans nos tentatives de séduire cette gauche
purement verbale qui n’a pas de parole. Et qui nous fera toujours
défaut car elle plonge ses racines profondes dans l’acceptation
de sa propre domination, vécue et pratiquée sans pour autant être
pensée ni exprimée, comme procédant d’un ordre éternel des
choses qui fondamentalement lui convient.
La conception mortifère selon laquelle les idées gouvernent les
comportements politiques ne tient décidément pas et nous mène à
des impasses. D’ailleurs la plupart des représentations
politiques fondamentales se laissent difficilement enfermer dans des
constructions intellectuelles. On peut sans doute démontrer avec
force arguments rationnels que la justice sociale est la condition
du progrès humain. Mais le contraire est également vrai dans
certaines séquences historiques et on sent bien que ce n’est pas
fondamentalement la Raison qui nous conduit à militer en sa faveur.
Nous ne sommes pas que des êtres rationnels, sinon les pauvres
ne voteraient pas à droite. Le poète nous dit bien plus de choses
sur nous-même que le psychiatre et celui-ci bien plus que
l’éditorialiste. Et les plus grandes découvertes scientifique
ont souvent été réalisées à partir de recherches fondées sur
l’intuition que quelque chose d’important se cachait dans tel
champ d’investigation, sans que les chercheurs soient en mesure
d’énoncer rigoureusement pourquoi à partir d’une argumentation
construite.
Et puis enfin, si nous étions tellement soucieux de fonder
rationnellement nos engagements politiques, nous n’aurions de
cesse de nous repaître des analyses qui les contestent alors que
nous sommes spontanément enclins à les confronter dans l’entre
soi des cercles qui en partagent l’esprit. Les idées et
singulièrement les idées politiques sont des constructions
intellectuelles nécessairement réductrices, qui nous permettent
d’entrer dans une relation gratifiante au monde, telles des
médiatrices bienfaisantes et protectrices entre lui et nous-mêmes.
Cela ne signifie évidemment pas que les batailles d’idées
seraient inutiles. Elles permettent simplement (ce qui est très
important) de cultiver les champs qui sont prédisposés à
accueillir ces cultures mais n’ont aucune autre portée que
celle-là. Pour rendre les grandes plaines propices à la
germination de notre projet politique, c’est la bataille des
valeurs qu’il faut mener (comme le font nos adversaires avec grand
succès) les rapports de forces idéologiques et politiques suivront
alors nécessairement.
Car nos idées politiques ne sont jamais que l’expression
domestiquée de ce curieux bruit de fond qui nous habite, fait de
bruit sans doute, mais aussi de fureur, de tumulte et de fracas ...
et qui constitue au final l’identité même de notre camp.
Le Front de gauche est ainsi traversé par deux visions
fondamentalement différentes de la situation politique, très
largement masquées par des analyses convergentes sur l’essentiel,
de même que par son unité de pensée et d’action autour d’un
programme partagé.
L’interprétation de l’abstention électorale à gauche dans
la période récente offre un terrain particulièrement propice à
la compréhension de ce clivage quasi anthropologique qui ne tient
pas tant à une analyse différente de la situation politique qu’à
un différentiel profond du rapport au monde des divers
protagonistes.
Pour les uns, les électeurs de gauche ne se déplaceraient plus
car ils seraient déçus des politiques poursuivies par un pouvoir
de gauche qui renierait toutes ses promesses, trahirait ses
soutiens, lesquels ne les auraient pas élus pour ça, etc. Cette
vision débouche logiquement sur l’idée qu’il faudrait et
suffirait que le gouvernement opère un amarrage à gauche pour que
se trouvent refondés des liens de confiance et un appui électoral
qui ne demanderaient alors qu’à se réactiver au profit de toute
la gauche dans une dialectique vertueuse pour chacune de ses
composantes.
De là à penser qu’il faut exercer des pressions à la base
pour mettre fin à cette dérive droitière « dans l’intérêt
des populations (sic) » et l’on se retrouve avec la
stratégie du rassemblement à gauche aux élections municipales,
contre les politiques d’austérité.
(Notons au passage, le diable
se cachant toujours dans les détails, à quel point l’usage de
l’expression « les populations » nous parle à leur
insu de la réalité du ressenti de ces sujets quant à leur
présence au monde.)
Cette vision a sans doute le mérite d’une certaine cohérence
interne et rend compte d’une sorte de compréhension de la façon
classique dont on pouvait faire évoluer les rapports de force
politiques dans les années soixante-dix. Elle pêche toutefois
d’évidence par une sorte d’anachronisme en regard des mutations
qui se sont produites dans la société depuis ces temps lointains
de la politique.
Car dans cette représentation, rien ne semble avoir changé dans
la relation que le corps électoral entretien avec les institutions
politiques et leurs représentants élus. On a toujours à faire ici
à des représentants légitimes et respectables d’un système
politique faisant relatif consensus, offrant toutes possibilités
aux classes pauvres de jouer leur partie et finalement assez
satisfaisant dans l’ensemble.
Cette adhésion plus culturelle que politique au système s’est
manifestée dans la période récente sur d’autres plans. Par
exemple dans les réticences à mettre en avant l’exigence d’une
VIème république dans le programme « l’humain d’abord »
qui s’est de fait retrouvée reléguée au sixième chapitre sans
que cette décision fasse l’unanimité.
Il ne faut pourtant pas être grand clerc pour comprendre que les
trois quarts des mesures préconisées par ce programme nécessitent
des dispositions législatives contraires à la Constitution dans
l’interprétation de classe qu’en fait le Conseil
constitutionnel. Et que la disparition de celui-ci en tant que chien
de garde juridictionnel ultime des intérêts des puissants est la
condition-même de la mise en oeuvre de notre politique.
Mais pour eux ce problème ne se pose pas car dans leur "for
intérieur", lequel n’est évidemment pas plus gouverné que
le nôtre par l’analyse rationnelle des situations, ils ne se
mettent pas dans une trajectoire de conquête du pouvoir d’Etat et
encore moins dans la perspective de l’application du programme
partagé. Le pouvoir local est le seul horizon borné de leur
ambition politique, avec éventuellement une participation
minoritaire au gouvernement, le jour où on voudra bien les appeler
à ce qu’ils prendront pour un honneur.
D’où leur attachement extrême à conserver des positions
municipales implicitement considérées comme des fins en soi et non
pas comme des moyens de gagner des batailles politiques futures,
fusse au prix de quelques pertes. Leur ébahissement affiché devant
le succès populaire de la manifestation du 5 mai 2013 centrée sur
ce mot d’ordre en faveur d’une VIe République, à laquelle ils
ont fini par se rallier après avoir cherché à en infléchir le
sens politique, offrait du point de vue de leur coupure d’avec les
mutations sus-évoquées, un tableau clinique d’une éloquence
rarement rencontrée.
Un autre moment révélateur de leur irrésistible adhésion au
système a été la contestation très vive de l’antiélitisme
assumé (« qu’ils dégagent tous ! ») qui
parcourait les discours de notre candidat à la présidentielle ou
encore plus nettement à propos du balai. Tout se passe comme si les
tenants de cette vision se trouvaient émotionnellement à leur aise
dans la représentation apaisée qu’ils se font du système
politique et pour certains d’entre eux, de la valeur qu’ils
attribuent à la place qu’ils y occupent. Ils croient sincèrement
appartenir aux élites et la dénonciation de celles-ci retentit
réellement en eux comme une remise en cause de leur propre
identité. Ce n’est évidemment pas eux qu’il s’agissait de
balayer, mais contre toute attente, ils l’ont pris comme ça et ce
n’est pas fortuit, cela atteste de la nature des liens qui les
unissent à leur environnement.
Cette sorte de fixation hystérique sur des modèles de
représentation périmés pour des raisons de confort psychoaffectif
touche dans notre camp au-delà des élus qui sont matériellement
et psychologiquement intéressés par le maintien de leur position
dans la représentation qu’ils se font de la hiérarchie sociale,
au point que cette situation surdétermine leur positionnement
politique.
Elle tend également à se maintenir marginalement dans le
rapport sous-jacent que des militants apparemment désintéressés
entretiennent avec un système politique qui d’une certaine façon
répond finalement à toutes leurs attentes, exceptées leurs
attentes politiques sans doute, mais là n’est pas l’essentiel à
leur yeux.
Ce syndrome est encore plus répandu dans la masse des électeurs
socialistes qui ont trouvé dans la gauche à une étape de leur
construction personnelle (très éloignée pour certains d’entre
eux mais pas toujours) un référentiel culturel dans lequel ils se
sont sentis tellement bien qu’ils n’ont jamais pu se résoudre à
s’en séparer. D’autant moins que les contenus réels grâce
auxquels ils ont éduqué leur rapport intime au monde ont été
jetés par-dessus bord par les pratiques du socialisme de
gouvernement à mesure où eux-mêmes, la réussite sociale aidant,
adoptaient les angles de vue adéquats à leur nouvelle classe.
En dedans du système qu’ils n’analysent d’ailleurs jamais
en tant que système car ils n’en imaginent pas d’autre
possible, « intégrés » et dans l’incapacité
ontologique de penser qu’il existe un au dehors depuis lequel
d’autres liens beaucoup plus gratifiants avec le monde peuvent
être tissés en substitution à leurs anciennes amours. Ils
poursuivent ainsi leur existence atemporelle en parvenant à se
convaincre de la validité toujours vivante de leur engagement, tels
des canards décapités qui poursuivent leur course longtemps avant
que la mort ne finisse par les surprendre.
Chacun sent bien en lui-même que le « rassemblement le
plus large de toute la gauche contre les politiques d’austérité »
ressemble à l’union des poules avec le renard pour défendre la
paix dans le poulailler, eux non. C’est qu’en-deçà de toute
analyse cette image nous bouleverse émotivement, nous rend mal à
l’aise, nous dérange et nous irrite au point de la récuser
d’instinct, sans-même que nous ressentions le besoin d’échafauder
dans l’immédiat une théorie explicative du renard, eux non.
C’est le sentiment qu’il faut être bienveillant avec le
renard qui leur vient d’emblée, car il les rassure, les sécurise,
ils finissent par prendre le renard sous leur protection dans leur
intimité psychoaffective sans doute parce qu’ils redoutent encore
plus la perspective et les conséquences, pour eux-mêmes et leur
rapport intime au monde, de la guerre à mener contre le renard que
le renard lui-même. Et se demandent en fait sans le savoir
[peut-être à juste raison] s’ils n’ont pas plus à perdre qu’à
gagner dans cette guerre-là.
Un peu comme ces enfants (ou ces adultes d’ailleurs) victimes
de maltraitance qui conservent intact leur amour pour leur bourreau
sans qu’on parvienne à se l’expliquer vraiment et encore moins
à y remédier à la faveur de la cure. Se rattachant à des petits
signes dérisoires [telles les prétendues concessions obtenues dans
l’établissement du programme municipal parisien] pour
s’autoconvaincre de la qualité d’un relationnel ("nous
sommes entendus !") dont tout pourtant atteste de la
lourde perversité. Et faisant comme si des périls encore plus
grave les guettaient [la victoire de l’extrême droite à Paris
ressemble beaucoup à ces appréhensions typiquement délirantes] en
cas de transgression des liens d’assujettissement qui
surdéterminent ici leur discernement jusqu’à l’abolir.
Si la démobilisation de l’électorat de gauche que l’on
enregistre depuis l’élection présidentielle traduit comme on est
fondé à le penser (exactement comme l’adhésion de l’électorat
de droite aux thèses extrémistes) une accentuation nette de la
désaffiliation d’avec le système politique, bien au-delà d’un
simple désaccord avec les politiques poursuivies, ce n’est
certainement pas leur présence sur la liste gouvernementale à
Paris qui va l’enrayer.
Bien au contraire, ce ralliement ne va
faire qu’alimenter la défiance légitime qui grandit dans le
peuple – pour le meilleur comme pour le pire – à l’égard du
système politique dans son ensemble et de ce genre d’arrangements
en particulier, clairement ressentis comme s’opérant dans son dos
et destinés à le tromper. À cet égard, le soupçon de connivence
entre les uns et les autres pour se partager les places et les
avantages, les désaccords politiques affichés n’étant qu’un
théâtre purement formel, est littéralement dévastateur et
constitue bien sûr la cause première de la désaffection
électorale.
Mais cela, nos sujets ne le voient pas car la perception
intuitive qu’ils ont du paysage dans lequel ils développent leur
activité politique leur interdit de le voir sauf à devoir remettre
en cause toute leur relation vitale au réel.
Comme ils n’ont pas vu que l’affluence enregistrée lors des
réunions publiques des élections présidentielles ne résultait
pas tant d’une adhésion intellectuelle des participants à telle
ou telle mesure du programme, que de la beauté de la fresque
historique dont on nous invitait à poursuivre l’écriture, de la
dignité nouvelle que nous nous découvrions et du grand bonheur que
nous ressentions à être partie à cette renaissance-là. Et
certainement pas d’une quelconque réconciliation avec les formes
dépassées du jeu politique traditionnel, bien au contraire.
Comme ils ne voient pas que c’est du côté de l’abstention
(laquelle est sans doute, notamment dans son importante fraction
politisée, souvent beaucoup moins proche que cette droite complexée
des formes de représentation idéologiques dominantes) qu’il y a
lieu de rechercher le renforcement de l’influence électorale des
idées nouvelles. Comme cela a commencé à fonctionner au 1er tour
des présidentielles de 2012 et s’est en suivant complètement
étiolé aux législatives (deux fois moins de voix) pour des
raisons qu’on saisi mieux à présent, l’idée de faire renaître
l’espoir (degré zéro de l’expression politique) n’étant
manifestement pas parvenue à rassembler les électeurs en dépit de
son caractère indéniablement (!) fédérateur et peu clivant.
A la lecture de toute la littérature rationnelle et argumentée
qui a été produite ces derniers mois en faveur de l’autonomie
conquérante, on se dit qu’on ne pouvait faire mieux. C’était
parfait, tous les chemins ont été empruntés, tout a été dit. Il
ne faut pas avoir de regrets, nous avons donné le meilleur de
nous-même, on ne pouvait pas donner plus. La difficulté qui nous
attendait à Paris ne pouvait être entièrement réduite par
l’argumentation rationnelle et la confrontation des idées.
Celles-ci étaient impuissantes à bouleverser ce qu’à la
lumière de ce qui précède nous appellerons le conformisme
existentiel de survie auquel nous étions confrontés, lequel est
insoluble dans les idées car il est enraciné dans des histoires
personnelles et des habitudes de vie, des réseaux relationnels
aussi, la quête éperdue de considération de la part de la société
dominante, la sorte d’imbécilité heureuse et visiblement
épanouie qui en découle, le conservatisme affligeant de la pensée
et des conduites, la perte du sens historique, l’absence de vision
de l’intérêt collectif, bref tout un référentiel
psycho-culturel propre au vieux monde [et singulièrement à ses
esclaves] dans lequel ils se sentent comme en état de béatitude et
sur lequel le discours politique construit n’a pas de prise.
S’agissant des élus, les autres organisations du Front de
gauche seraient au demeurant bien inspirées de prévoir dans leurs
statuts que leurs candidats ne participent pas aux délibérations
internes relatives aux élections auxquelles ils devraient
comprendre qu’ils sont davantage présentés qu’ils ne se
présentent. Car ce tropisme dévastateur les touchera
inévitablement à un moment ou à un autre de leur développement,
jusqu’à déboucher sur la stupéfiante liberté de vote des
groupes parlementaires et de chacun de leurs membres.
On n’a pas assez analysé la signification du remplacement en
1994 de Georges Marchais par Robert Hue (Président de l’Association
des Elus Communistes et Républicains) et de la mise à l’écart
des syndicalistes au profit des élus locaux dans l’appareil
dirigeant du PCF qu’il a politiquement impulsé, parallèlement
aux blablatages sur la mutation qui sont venus l’épauler. Il
s’est agi là d’un renversement extrêmement significatif
quoique assez peu documenté du rapport de forces entre les deux
versants du clivage exploré ici.
Mais aux régionales de 2010 il n’y avait déjà plus que 5
régions sur 22 pour faire des listes d’union PS / PCF au 1er
tour. Nous assistons aujourd’hui aux derniers spasmes de cette
ligne désespérée visant à conserver envers et contre tous des
positions électorales consenties par l’adversaire sans se donner
les moyens politiques de les défendre ou de les reconquérir. Il
faut faire l’effort de lire ou d’entendre leurs déclarations
totalement dépourvues de toute consistance politique [et même de
toute consistance de quelque nature que ce soit] pour se rendre
compte à quel point ces malheureux complètement dépolitisés sont
désormais rendus.
Un peu à la manière de ces prélats d’Ancien Régime que la
connivence avec la noblesse de Cour avait aveuglés au point d’en
perdre cette foi qui avait pourtant gouverné dans le passé leur
rapport à la vie. Mais qui n’en continuaient pas moins à faire
étalage de grande piété au sein du diocèse, comme dans un rituel
maniaco-compulsif célébrant avec dévotion ce qui les avait
autrefois constitués au monde.
Yann LARGOEN
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