-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-
Je
m’appelle François Corbisier, je suis né le 8 Février 1991 à
Quimperlé dans le Finistère, fils de crêpiers, je suis citoyen
français, breton et parisien de cœur. Comme d’autres longtemps
j’ai déclaré ne pas vouloir voter tant que le vote blanc
continuerait à ne pas être retenu dans le décompte des voix. Je
n’ai donc jamais su ce que prendre parti voulait dire. Je ne me
suis d’ailleurs jamais vraiment senti ni de droite ni de gauche. Je
me souviens que quand j’avais dix-sept ans je me disais anarchiste.
Depuis je suis devenu majeur. Ou plutôt je travaille chaque jour à
faire l’effort de le devenir. Une certaine franchise envers
moi-même m’a avec le temps fait sentir que nous étions plus d’un
à l’intérieur de ma tête et qu’à tout moment un enfant, un
fils, un père, une mère, un vieillard, un homme, une femme, un
trou, un loup, un juge, une langue, une histoire, une libido, une
culture, un chrétien, un juif, un musulman, un bouddhiste, un
chaman, un roumain, un héritage, un secret, une angoisse, une mort,
une naissance peuvent parler en moi sans que je ne puisse rien y
faire. Un jour, fatigué de relativiser le sens de la vie mais
conscient de l’impossibilité pragmatique d’unifier toutes ces
voix, j’ai pour la première fois fait un pacte avec moi-même. Un
pacte citoyen : le choix politique du respect de cette diversité qui
m’habite, l’ériger en valeur, même si pour cela il m’a fallu
sacrifier le confort du positionnement et de l’exactitude que sont
celles des frontières lorsqu’elles sont cristallisées entre
soi-même et le monde. J’ai décidé de me construire une identité
non pas enracinée dans mon passé mais bien plutôt comme un
territoire aux démarcations floues et instables où le passé
féconde perpétuellement de nouveaux sens dans sa rencontre avec
l’actualité. Épousant les valeurs humanistes de Montaigne et
d’Érasme, j’ai fait le choix du doute et du questionnement
plutôt que celui de la certitude et de la suffisance. J’ai fait le
choix de l’imprudence qu’est celle de penser par soi-même. Bref,
j’ai fait le choix du changement.
Je
rédige aujourd’hui cette tribune après avoir entendu mardi soir
le discours de Nicolas Sarkozy au Trocadéro face à 200 000
personnes. J’ai été profondément bouleversé par un malaise
comme j’en avais rarement connu auparavant. Je souhaite vous
raconter ici une histoire, celle de ce sentiment qui m’a envahi
avant-hier, car certains sentiments méritent qu’on les exprime par
une histoire même si pour chacun d’eux il en faudrait des
milliers. .
Loin
de moi l’idée de critiquer la personne de Sarkozy ou de m’inscrire
dans le débat de la présidentielle. Je ne m’intéresse qu’à
des voix et des fonctions, je ne m’élève jamais contre ou pour
quelqu’un mais toujours contre ou pour une idée ou un acte. Je ne
vous cacherai pas que je n’ai jamais en effet porté le style et la
personne de Nicolas Sarkozy très haut dans mon cœur, et même si ce
dégoût aura certainement une influence sur mon propos, ce n’est
pas sur ce point que mon propos tiendra. Je ne m’adresse donc pas
ici à une personne ou à une idéologie, mais aux idées d’un
discours émit par l’homme qui porte entre autre comme fonction
celle de me représenter.
«
Je veux une école où l’on apprendra à nos enfants à tracer la
frontière entre le bien et le mal, entre ce qui se fait et ce qui ne
se fait pas, entre la vérité et le mensonge, entre le beau et le
laid : une école qui leur inculquera le goût de l'effort ».
Le
malaise a surgit dans cette phrase. Ces mots non seulement ne me
représentent pas mais sont en désaccord avec l’unique valeur que
j’ai érigé en principe : le respect de cette diversité qui
m’habite comme elle habite le monde.
Les
images du discours m’ont accablé. Le palais de Chaillot représente
pour moi les relents d’une époque (celle des années 30) qui était
en train de se perdre et qui pour faire face aux complexes
agencements arachnoïdes de la moderne Tour Eiffel, près de
cinquante ans après sa construction, n’avait rien trouvé de mieux
qu’un retour au néoclassicisme de la symétrie monumentale, le
retour à la sublimation du même que notre cher Gustave avait
participé à détruire en construisant un intrus, un autre, au beau
milieu de Paris. Lorsque je flâne sous la Tour Eiffel je suis
emporté par la foule de possibilités d’avenir que cette
construction m’inspire, des ondes radios aux lignes de métal.
Lorsque je me ballade sur la terrasse du Trocadéro, je suis figé
par la perfection et la rigueur presque aliénante des énormes
surfaces planes et presque sans ornements de la
terrasse du palais de Chaillot, comme un humanisme sans
contrastes ni variations.
Entendre
ces paroles-là dans ce lieu précis face à une foule si immense m’a
littéralement soulevé le cœur. Pas de peur ni de haine envers qui
que ce soit, du dépit et de la lassitude plutôt, celle de mener un
combat contre un ennemi invisible : ce n’est pas contre Nicolas
Sarkozy ni les conservateurs en général que je m’exprime, mais
plutôt contre des idées et des attitudes d’un autre temps qui,
alimentées par la faiblesse d’un monde en pleine déconstruction,
ressurgissent –et ce de manière croissante depuis la chute du mur-
comme si aucun travail ni effort de deuil n’avait été mené
depuis maintenant 67 ans dans quelques jours. J’ose espérer qu’il
s’agit seulement du moment toujours un peu douloureux où l’on
retire le pansement et où la croute de la cicatrice est fragile, pas
encore habituée à la lumière du soleil. Ces idées je tiens à
dire que je suis en mesure de les respecter parce que je fais chaque
jour l’effort d’envisager d’où elles viennent et de chercher
certains des processus complexes par lesquels elles se
mettent à germer à nouveau aujourd’hui. Cela ne
m’empêche pas de penser qu’elles sont très dangereuses et
qu’elles risquent de s’enraciner trop profondément,
contaminant le l’abîme sans fond de la plaie
toujours fragile de l’atomisme et de l’holocauste. C’est
pourquoi il faut en prendre soin de ces idées, et raconter des
histoires à leur propos plutôt que de les stigmatiser, de les juger
et de les haïr.
Humainement,
ces propos me sont tout simplement insupportables et les premiers
instincts qu’elles provoquent en moi sont ceux de la révolte et de
l’opposition frontale. Mais je suis trop profondément républicain
et attaché aux valeurs de la citoyenneté pour avoir jamais cru aux
révolutions autres que celles de la terre autour du soleil et
d’elle-même. Je respecte trop la diversité des hommes et je suis
trop touché par la violence du monde contemporain pour leur imputer
la responsabilité totale de leurs idées. Dans les voix d’un homme
moderne il ne faut jamais oublier que ce sont aussi toutes les voix
d’une époque qui se trouvent exprimées. Et de ce fait
lorsque l’on juge une idée dangereuse il faut bien
plutôt la considérer comme le symptôme d’un virus qu’il faut
soigner que comme le positionnement d’une identité contre laquelle
il faudrait converger.
Alors
qu’il y a-t-il derrière cette phrase ? Purement et simplement la
négation de plus de 550 ans d’histoire depuis l’invention de
l’imprimerie et la découverte de l’Amérique, ce lien si
longtemps recherché et enfin établit entre l’Orient et
l’Occident. Ces dates marquent le début du long apprentissage de
la différence et de l’altérité pour les européens qui tout au
long du Moyen-Âge s’étaient enfermés dans l’âge sombre et
cyclique de la scolastique aristotélicienne, prônant la répétition
du même et la beauté divine de la mimesis. La culture
européenne c’est alors construite dans un retour à l’Antiquité
accompagné par l’abandon des certitudes et de l’idéologie du
même pour investir le terrain flou de l’incertitude et de
l’altérité. Depuis Érasme et son Éloge de la folie, en passant
par le doute cartésien jusqu’à la critique transcendantale de
Kant et la phénoménologie de Husserl, toutes ces immenses
cathédrales de notre culture philosophique ont pour
terreau le doute, la question, la relativité des choses
humaines et de l’accès direct et positif à la connaissance et au
réel.
Dire
qu’il faut apprendre aux enfants à tracer des frontières entre le
bien et le mal, le vérité et le mensonge ou pire, le beau et le
laid ; c’est proclamer le retour à peine voilé d’une éducation
théologique. Comme si quelqu’un pouvait un jour affirmer quelque
chose de définitif sur la vérité, le beau ou le bien, un jour sans
avoir à y revenir le lendemain ; comme si le bien et le mal
n’étaient pas enchevêtrés et liés l’un à l’autre depuis le
péché originel ; comme si le laid ne pouvait être moteur de la
sensation du beau ; comme si les mythes et les fictions n’avaient
pas de conséquences véritables ; comme si Baudelaire n’avait pas
sublimé la charogne ; comme si Céline n’avait pas été à la
fois un antisémite et probablement le plus grand écrivain du XXe
siècle ; comme si présenter des certitudes à nos enfants en leur
apprenant à tracer comme on marquait au fer rouge des esclaves la
frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas avait un
sens ; ce qu’il y a d’inhumain dans l’homme n’est-il pas
après tout ce qu’il a de plus profondément humain ? Un tel propos
détruit la pensée esthétique dans sa totalité, elle qui avec
Baumgarten puis Kant et Hegel avait compris qu’une pensée sur
l’art était avant tout une pensée sur la sensation de la beauté
plutôt qu’une catégorisation entre ce qui est beau et ce qui ne
l’est pas ; et détruire l’esthétique c’est détruire toute la
pensée moderne et les épistémologies qu’elle a mis en place,
rendant possible les progrès de la science dont on oublie parfois
qu’elle est d’abord question et spéculation, manipulation et
rencontre, avant d’être affirmation et certitude,
encloisonnement et construction. Tracer des frontières sans chercher
à comprendre que leur existence même induit leur franchissement
nécessaire. Les frontières sont des passages. Il n’y a pas de
frontières mais des déserts, des montagnes, des fleuves, des
deltas, des continents, des histoires, des corps, des meutes, des
troupeaux, des forêts, des amours et des dieux. Ces mots détruisent
la laïcité comme si de rien n’était.
Les
frontières ne sont pas des lignes que l’on trace au marqueur
indélébile pour séparer et délimiter des espaces clos mais les
territoires indéfinis et précaires de l’échange et de la
rencontre qu’il faut faire l’effort d’habiter et d’arroser
chaque jour. C’est dans cet écart que les nations en herbe
poussent et deviennent, l’herbe pousse toujours entre les
frontières et pas à l’intérieur des champs encloisonnés par les
chiens de garde. Chiens de garde qui entretiennent la peur et
préconisent l’usage artificiel des pesticides pour éviter aux
abeilles étrangères de venir butiner dans leurs fleurs bien à eux,
et ainsi assurer la production d’un stock pour le troupeau plutôt
que de commettre l’imprudence de contribuer au devenir de la meute
et au changement d’un écosystème, souvent synonyme de
transformation d’une identité et donc de la peur de disparaître.
Le
changement ne s’inscrira jamais à l’intérieur de frontières et
de délimitations strictes. Je vous écris ces mots d’Italie où je
suis en plein voyage en auto-stop. Je peux vous dire que je ne me
suis jamais autant senti français qu’aujourd’hui, je
ne n’ai jamais eu autant l’impression d’être à
Paris qu’en ce moment que je passe au bord de l’Adriatique. Je
n’ai jamais été aussi concerné par la vie politique de mon pays
qu’en ne m’y trouvant pas. Parce que j’aime ma nation et que je
ne cesserai jamais de me battre pour elle, j’irai toujours chercher
à la faire devenir hors de ces frontières qui ne sont qu’instinct
de conservation repli sur soi et peur de la différence.
Plutôt
que de parler de Victor Hugo ou de Charles Péguy qui étaient encore
trop en avance pour que nos pauvres esprits puissent les
comprendre aujourd’hui, peut-être que nos représentants
devraient-ils revenir aux racines de la modernité que sont Les
Essais de Montaigne et cette invitation au voyage que constitue le
texte ‘De l’institution des enfants’ qui n’a je crois jamais
été autant d’actualité ‘dans ce monde où tout change’, où
la nécessité d’intégrer l’altérité et la différence dans le
devenir d’une nation est devenue fatale et plus seulement l’idéal
d’un aristocrate bordelais illuminé et sceptique perdu au fin fond
du XVIe siècle.
Pas
des frontières, des histoires et des possibles qui s’écrivent et
se dessinent dans les voyages de cartes en cartes, de territoires en
territoires. Les frontières sont ce dont nous héritons, elles
contiennent des secrets dont il nous faut chercher à raconter les
multiples histoires, parce qu’il y a plus d’une histoire à
raconter. Pour cela tracer une frontière ne suffira jamais,
justement car un tel acte est un acte de suffisance. Chaque tracé de
frontière de la main d’un homme est un génocide en puissance.
Parce qu’une frontière n’est pas quelque chose que l’on trace,
mais quelque chose que l’on respecte.
Un
jour j’ai fait le choix du respect de moi-même, du renouvellement
plutôt que de la reproductibilité, et je tiens à dire que cela
peut aisément constituer le travail et l’effort de toute une vie,
car se respecter soi-même cela fait déjà beaucoup de monde à
respecter. Parce qu’un respect est avant tout la compréhension
d’un irrespect, c’est à dire d’une frontière. Et c’est tout
ce que respecter veut dire : non pas tracer de nouvelles frontières
stigmatisantes, redondantes et despotiques, mais habiter celles déjà
bien nombreuses de notre passé, prendre le temps de les adopter
plutôt que de s’y adapter, faire l’effort de raconter des
histoires à leur propos, et s’engager dans le labeur patient et
émancipateur qu’est celui de ne plus les juger mais de contribuer
à leur devenir ; pour lentement donner forme à l’impatience de la
liberté du changement.
J'ai du mal à croire que ce jeune homme soit né en 1991 !
RépondreSupprimerMais, si c'est vrai, cela conforte ma certitude que la lucidité, se transmet (ici très tôt) d'une génération à l'autre. J'étais, à son âge actuel, très loin d'avoir la même érudition, la même culture !
Mieux, cela ravive l'idée fondamentale qu'il nous faut à tout âge, écouter l'autre, notamment la jeunesse, rester "jeune dans sa tête", prêt à remettre en cause des convictions que l'on a cru "inébranlables"...
Cela renforce aussi l'idée qu'existent des "jeunes déjà vieux dans leurs têtes", comme hélas ces hystériques "jeunes UMP" du Trocadéro, etc.
Alors que des vieux comme Gaston Bachelard, Hampaté Ba ou Théodore Monod (pour en rester au domaine francophone) disaient commencer à enfin s'approcher de la connaissance et de la lucidité...Qui fulgurante à l'adolescence d'Arthur Rimbaud !
correction sur la dernière phrase du commentaire précédent :
RépondreSupprimerQui FUT fulgurante à l'adolescence d'Arthur Rimbaud!