Les grandes funérailles d’une poignée de morts
10:15 19/06/2012
"Guerre et Paix" par Jean-Dominique Merchet *
Samedi
9 juin 2012: quatre militaires français sont tués en Afghanistan. A
peine la nouvelle connue, la Présidence de la République prend les
choses en main et François Hollande annonce lui-même qu’un « hommage
national » aura lieu cinq jours plus tard aux Invalides (Paris).
N’est-ce pas un peu exagéré?
Certes, il s’agissait des « premiers morts » d’un chef de l’Etat tout
récemment élu, qui ne fait que suivre l’exemple de son prédécesseur
Nicolas Sarkozy, d’ailleurs présent à la cérémonie religieuse, militaire
et politique – qui s’est tenue avec toute la pompe dont un vieux pays
comme la France est capable. Mais au-delà de l’émotion et des
considérations politiques (la France était à la veille du second tour
des élections législatives…), cette cérémonie pose des questions
essentielles : quatre morts à la guerre sont-ils devenus à ce point hors
du commun qu’il faille aussitôt déployer ce que le poète Charles Péguy
nommait « l’appareil des grandes funérailles » ? Les démocraties
modernes ne peuvent-elles plus supporter l’idée que leurs soldats
meurent à la guerre ? Est-ce là le signe d’un affaiblissement politique
qui minerait, à terme, la capacité de nos pays à peser sur les affaires
du monde ?
Pour tenter d’y répondre, quelques chiffres et un peu d’histoire. En
moins de onze ans de présence militaire en Afghanistan, l’armée
française a perdu 87 hommes, dont certains par accident. Elle compte
environ 700 blessés, dont plusieurs dizaines très grièvement, sans
compter les blessures psychologiques, impossibles, pour l’heure, à
estimer sérieusement. Sur la durée de la guerre, cela fait moins d’un
mort toutes les six semaines… Certes, les opérations ne se sont vraiment
durcies qu’à partir de 2008 et plus de la moitié des pertes ont eu lieu
au cours des deux dernières années (45 sur 87). Sur cette seule
période, on en reste quand même à un mort tous les seize jours.
La France est un pays qui a perdu 1,3 millions de ses soldats au
cours de la Première guerre mondiale (1914-18), comme en témoignent les
Monuments aux morts dans toutes les villes et villages du pays. C’est
900 hommes tués tous les jours pendant quatre ans ! Et que dire des
pertes immenses de l’Armée soviétique durant la Grande Guerre
Patriotique (1941-45) ? Si l’on estime les pertes démographiques totales
de l’URSS à près de 27 millions, le général Alexandre Kiriline, qui
s’en tient aux seuls militaires, avance le chiffre d’«environ 8,8 à 8,9
millions de personnes tués, dont 2,5 millions de prisonniers de guerre
et 6,4 millions de tués sur le champ de bataille ». Soit 4500 tués
chaque jour au Front pendant quatre ans ! Ces chiffres donnent
littéralement le vertige.
Toutes les guerres ne donnent pas lieu à de tels massacres : au
Vietnam, les Américains ont perdu 58.000 hommes et les Français en
Algérie (1954-1962) environ 25.000, dont 15.000 au combat. Soit, quand
même, douze quotidiennement. Un jour de la guerre d’Algérie équivaut
donc à un semestre en Afghanistan : où étaient alors les hommages
nationaux et les interventions solennelles du président de la République
?
Nos sociétés ont-elles si radicalement changées en un demi-siècle ?
Le colonel Michel Goya, chercheur à l’Ecole militaire, considère que «
la résilience politique aux pertes est de plus en plus faible », mais il
la distingue de « celle de l’ensemble de la nation, en général plus
forte ». La classe dirigeante, politique et médiatique, encaisse donc
plus mal les morts à la guerre que le pays dans ses profondeurs, qui
sait bien, notamment pour en avoir payé de longue date le prix fort,
qu’il n’y a pas de guerre sans mort ! L’on voit, certes, quelques
familles de soldats tués s’en prendre à l’armée devant la justice, mais
ce n’est là qu’une façon moderne, pour elles, de tenter de faire leur
deuil avec l’aide intéressée de quelques avocats médiatiques.
Deux choses essentielles ont pourtant changé la donne. Depuis 50 ans,
c’est-à-dire la fin de la guerre d’Algérie, aucun jeune Français n’a
été obligé de partir à la guerre. Depuis cette date, seuls les
volontaires et les professionnels se battent et risquent leur vie. Autre
nouveauté, tout aussi radicale au regard de l’histoire française :
depuis 20 ans, plus aucune armée étrangère ne menace le territoire
national, alors que depuis la Révolution française (Valmy, 1792), la
Nation vivait dans l’idée d’une invasion possible en provenance de
l’Est. Et l’on pourrait remonter jusqu’à Attila, battu en 451, aux
Champs catalauniques, là où l’on se battait encore en 1918…
Depuis 20 ans, donc, les militaires français sont envoyés combattre
loin des frontières du pays (Guerre du Golfe, Balkans, Afrique,
Afghanistan, Libye). D’où la gêne des politiques : ces guerres
sont-elles suffisamment légitimes, même si elles sont légales au regard
du droit international, pour que de jeunes Français y perdent la vie ?
Dans le cas de l’Afghanistan, l’opinion publique en doute fortement.
Tous les sondages traduisent le fait que les Français ne souhaitent pas
la poursuite de cette guerre. Nicolas Sarkozy puis François Hollande
l’avaient d’ailleurs parfaitement compris en accélérant le calendrier de
retrait des troupes, l’un d’un an, l’autre de deux.
« Pour qui meurt-on ? » se demandait en 1999, le général français
Emmanuel de Richoufftz dans un livre de réflexion sur le sens de la
guerre. En effet ! C’est la question que se posent les citoyens – dont
les militaires - et c’est aux dirigeants politiques, visiblement
embarrassés, de leur fournir une réponse. Pourquoi nos soldats
tombent-ils en Afghanistan ? Les réponses fournies ne sont guère plus
convaincantes que celles qui l’étaient, aux Soviétiques, au temps de
leur intervention en Afghanistan. Certes, la guerre d’alors fut beaucoup
plus meurtrière et les Afghantsy n’étaient pas tous volontaires ! En
dix ans, l’armée soviétique a perdu (au moins) 15 400 hommes sur le
terrain. En une décennie également, la coalition occidentale en aura
perdu, elle, 3050, soit cinq fois moins.
Pour quel résultat ? C’est parce que les dirigeants d’aujourd’hui, et
notamment les Français, gauche et droite confondues, peinent à répondre
sur le fond qu’ils en font sans doute un peu trop sur la forme. D’où «
l’appareil des grandes funérailles » déployé dans la cour, grandiose et
austère, des Invalides.
* Jean-Dominique Merchet, journaliste
spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus
lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes
études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont : « Mourir
pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne : la grande illusion
» (2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de
Ben Laden » (2012).
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Jean-Dominique Merchet n'a pas osé répondre à la question. Pourquoi meurent les soldats ? Pourtant Anatole France n'avait pas hésité à donner sa version, judicieuse, des faits.
" On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels."
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