Rechercher dans ce blog

jeudi 28 juin 2012

Lorsque Chomsky pleura

Vous ne connaissez pas Noam Chomsky ? Ou pas assez ? Je viens de lire dans "Le Grand soir" un billet sur lui qui m'a bouleversé, écrit par un de ses amis.

Lorsque Chomsky pleura

Fred BRANFMAN

Il y a quarante-deux ans j’ai vécu quelque chose d’inhabituel : je suis devenu ami avec Noam Chomsky. Je l’ai connu comme homme avant d’être tout à fait conscient de sa réputation et de l’importance de son travail. Depuis lors j’ai souvent repensé à cette expérience – d’une part en raison de la chance que j’ai de le connaître de près et d’autre part, le plus important, en raison de la grave crise qui aujourd’hui touche notre pays et le monde. Il a avec entêtement contribué à la dénonciation des dirigeants états-uniens qui traitent tant de peuples du monde comme des « non personnes », soit en les exploitant économiquement, soit en leur imposant des guerres, provoquant des morts, des mutilés, des sans-abris, plus de 20 millions de personnes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale – plus de 5 millions en Irak et 16 millions en Indochine, selon les chiffres officiels du gouvernement états-unien.

Notre amitié s’est nouée, alors que nous portions la même attention au sort de ces « non personnes », lorsqu’il a visité le Laos en février 1970. J’habitais dans un village laotien non loin de la capitale Vientiane depuis trois ans, et je parlais laotien. Cinq mois avant j’avais été choqué lorsque j’avais dialogué à Vientiane avec les premiers réfugiés laotiens arrivés du nord du Laos, de la Plaine des Jarres, région qui était contrôlée par le Pathet lao (communiste) depuis 1964. Je m’étais rendu compte à ma grande stupéfaction que depuis cinq ans et demi le gouvernement états-unien bombardait ces villages pacifiques, ce qui avait poussé des dizaines de milliers de personnes à se réfugier dans des grottes, vivant comme des animaux.

J’avais su que de nombreuses grands-mères avaient été brûlées vives par le napalm, que des enfants avaient été enterrés vivants sous des bombes de 250 kilos, que des parents avaient été déchiquetés par des bombes antipersonnel. J’avais vu les éclats de ces bombes dans les corps des réfugiés heureux d’avoir survécu, j’avais rencontré des gens devenus aveugles à la suite des bombardements, j’avais vu des blessures provoquées par le napalm sur des corps d’enfants. J’avais appris que les bombardements états-uniens sur la Plaine des Jarres avaient dévasté une civilisation vieille de 700 ans – représentée par quelque 200 000 habitants –, et que les victimes principales étaient les personnes âgées, les parents et les enfants qui devaient rester à proximité des villages – et non pas les soldats communistes qui pouvaient se déplacer dans la jungle, pratiquement indétectables du ciel. Et j’avais vite découvert aussi que le gouvernement états-unien avait mené ces bombardements de façon unilatérale, sans même en informer le Congrès ou le peuple états-unien, pour ne pas parler de leur éventuelle approbation. J’étais bien conscient que ces réfugiés de la Plaine des Jarres détruite avaient eu de la chance. Ils avaient survécu. Les bombardements états-uniens non seulement se poursuivaient mais ils étaient de plus en plus intenses.

J’avais grandi en croyant aux valeurs états-uniennes mais ces bombardements de civils innocents violaient toutes ces valeurs. Voyant le gouvernement états-unien à partir d’un camp de réfugiés laotiens, j’avais compris en quelques semaines qu’il était l’ennemi de la décence humaine, de la démocratie, des droits humains et du droit international ; j’avais aussi appris que dans ce monde réel le crime pouvait apporter des bénéfices. Bien que beaucoup d’États-uniens crussent que l’Amérique fût « une nation de lois » et non d’hommes, chez eux ; au Laos c’était une nation de hors-la-loi violents et cruels.

Sans en prendre la décision tout à fait consciemment, je me suis retrouvé à faire tout mon possible pour essayer d’arrêter ces horreurs inimaginables. En tant que juif imprégné de l’Holocauste, je sentais que j’avais découvert la vérité d’Auschwitz et de Buchenwald dans les tueries qui se poursuivaient. Je faisais tout mon possible pour emmener dans les camps de réfugiés toutes les personnes que je trouvais – y compris des journalistes comme Bernard Kalb de CBS, Ted Koppel d’ABC, Flora Lewis du New York Times. Mon espoir était qu’ils fissent connaître au monde la vérité sur ces bombardements.

Un jour j’ai entendu parler de trois militants anti-guerre – Doug Dowd, Richard Fernandez et Noam Chomsky – qui devaient rester quelques nuits à l’Hôtel Lane Xang à Vientiane avant de monter dans l’avion de la Commission de contrôle internationale pour passer une semaine à Hanoï. C’était la seule façon d’aller à Hanoï à l’époque, en dehors de la route de Phnom Penh. J’ai appelé à l’une de leurs chambres, je me suis présenté, nous nous sommes rencontrés, et Noam est venu dîner le lendemain au village où j’habitais. Il devait se rendre à Hanoï le surlendemain.

J’avais passé les années 1960 au Moyen-Orient, en Tanzanie et au Laos, et je connaissais relativement peu Doug, Richard et Noam, mais je savais toutefois que Noam était un linguiste fameux et qu’il avait pas mal écrit sur la guerre d’Indochine. Mon objectif était alors de leur faire connaître la gravité des bombardements, dans l’espoir qu’ils pussent faire quelque chose.

Sur le plan personnel j’ai tout de suite apprécié Noam. Il était doux mais passionné – nous avions en commun cette dernière qualité – et il était très attentionné. J’avais été particulièrement horrifié par les bombardements parce que j’avais connu les Laotiens en tant que peuple parce que j’avais vécu dans un village ces trois dernières années ; j’avais notamment connu un vieux monsieur de 70 ans nommé Paw Thou Douang que j’avais fini par aimer comme un père de substitution. Il était gentil, doux et avisé. Et c’est la personne que j’ai le plus respectée de toute ma vie. J’avais été touché par la chaleureuse relation qui s’était nouée entre Noam et Paw Thou Douang lors de notre dîner chez lui avec sa famille. Noam avait immédiatement ressenti une affinité avec cette famille, ce que je n’avais pas observé chez les nombreux visiteurs que j’avais emmenés au village. Il montrait aussi de la curiosité sur les détails de ce qui se passait au Laos, curiosité que j’étais plus qu’heureux de satisfaire.

Le lendemain les trois visiteurs ont reçu une nouvelle déroutante : le vol de la Commission de contrôle internationale était annulé et ils ne pouvaient donc prendre l’avion que la semaine suivante. Tous trois étaient très occupés et ils ont donc commencé à planifier leur retour vers les États-Unis. J’ai cependant suggéré à Noam de rester. Je lui ai dit que je pourrais lui arranger des rencontres avec des réfugiés ayant fui les bombardements, avec l’ambassade états-unienne, avec des membres du gouvernement laotien, avec le premier ministre Souvanna Phouma, avec un membre du Pathet lao et avec un ex-guérillero – c’est la même chose que je faisais avec les journalistes. De son point de vue c’était l’occasion unique de connaître la guerre secrète des États-Unis au Laos, et pour moi c’était l’occasion de faire connaître les bombardements, dans l’espoir de les interrompre.

Noam m’avait alors donné son accord et nous avons eu une expérience unique – lui à l’arrière de ma moto, moi le conduisant dans les rues de Vientiane, alors qu’il cherchait à en savoir le plus possible sur ce que faisaient les États-Unis au Laos, ce qui était presque complètement inconnu dans le monde. Ce n’est que le mois suivant que Richard Nixon a finalement reconnu pour la première fois que les États-Unis bombardaient le Laos, depuis six ans, même si lui et Henry Kissinger continuaient de mentir en disant que les bombardements ne touchaient que des cibles militaires.

J’ai en mémoire différentes expériences de ma semaine avec Noam. Je l’observais lire un journal. Il fixait une page, semblait la mémoriser, et dans la seconde qui suivait il tournait la page et fixait la suivante. À un moment je lui ai donné un livre de 500 pages concernant la guerre au Laos, il était dix heures du soir. Je l’ai revu le lendemain matin pour le petit-déjeuner, juste avant notre entretien avec un responsable politique de l’ambassade états-unienne, Jim Murphy. Lors de l’entretien la question du nombre de soldats nord-vietnamiens présents au Laos a été discutée. L’ambassade affirmait que 50 000 soldats nord-vietnamiens avaient envahi le Laos, alors que tout montrait qu’ils étaient au maximum quelques milliers. Je suis presque tombé de ma chaise lorsque Noam a cité une note de bas de page qui soutenait son argumentation ; cette note se trouvait dans l’ouvrage que je lui avais donné, il avait donc dû lire plusieurs centaines de pages. Je connaissais l’expression « mémoire photographique », mais je l’ai rarement vue pratiquée, ou en tout cas si bien pratiquée. Accidentellement Jim Murphy lui a montré des documents internes de l’ambassade qui confirmaient que le nombre le plus bas était correct, documents qui ont par la suite été cités par Noam dans le long chapitre qu’il consacre au Laos dans son ouvrage « Guerre en Asie ».

J’étais également étonné par sa modestie. Il détestait parler de lui-même – contrairement aux grands personnages du journalisme que j’avais rencontrés. Il n’était guère intéressé par les conversations oiseuses, les commérages, il ne parlait pas des personnes fameuses ; il restait concentré sur le sujet qui l’intéressait. Il ôtait toute importance à son travail dans le domaine de la linguistique, considérant que c’était sans importance comparé à son souhait d’arrêter les meurtres de masse qui se produisaient en Indochine. Il n’avait aucune envie de connaître la fameuse vie nocturne de Vientiane, les lieux touristiques. Il n’était pas intéressé par le repos au bord de la piscine.

Son objectif était clair, il était en mission. Il m’a impressionné comme un authentique intellectuel qui réfléchissait beaucoup. Et je pouvais comprendre. Je réfléchissais beaucoup aussi et j’avais une mission.

Mais ce qui m’a le plus impressionné, et de loin, c’est ce qui s’est passé lorsque nous sommes partis vers un camp de réfugiés provenant de la Plaine des Jarres. J’avais déjà emmené des dizaines de personnes, dont beaucoup de journalistes, pour visiter les camps. Presque aucune de ces personnes n’avait ressenti d’émotion devant la souffrance des réfugiés. Que ce soit Bernard Kalb de CBS, Welles Hangen de NBC ou Sydney Schanberg du New York Times, les journalistes écoutaient poliment, posaient des questions, prenaient des notes, puis retournaient à leur hôtel pour écrire leur article. Ils ne montraient guère d’émotion, guère d’intérêt, concernant le vécu des villageois, tout ce qui les intéressait c’était ce qui allait leur permettre d’écrire leur article. Nos conversations dans la voiture pour retourner à leur hôtel portaient généralement sur le dîner du soir, ou sur leur programme dans les jours à venir.

Une scène m’a beaucoup marqué. Alors que je traduisais les questions de Noam et les réponses des réfugiés je l’ai soudain vu craquer et fondre en larmes. J’étais frappé non seulement parce que aucun des autres visiteurs n’avait réagi de cette façon, tout compte fait la plus naturelle des réactions, la plus humaine. Jusque lors Noam m’avait semblé si intellectuel, si immergé dans le monde des idées, des mots, des concepts ; il avait montré si peu de sentimentalité. Je réalisais à ce moment que c’est son âme qui était visible. Et l’image de Noam pleurant dans le camp m’est toujours restée. Lorsque je pense à Noam c’est cette image que je vois. L’une des raisons pour lesquelles sa réaction m’a frappé c’est qu’il ne connaissait pas ces Laotiens. C’était relativement facile pour moi, ayant vécu parmi eux, ayant aimé des personnes comme Paw Thou, de m’engager pour essayer de faire cesser les bombardements. Mais j’ai été fasciné de voir ces gens, dont Noam mais pas seulement lui, ces milliers d’États-uniens qui ont passé tant d’années de leur vie à essayer de mettre un terme aux bombardements en Indochine pour des victimes qu’ils n’avaient jamais vues.
Alors que nous revenions du camp ce jour-là, il est resté calme, encore ému par ce qu’il venait d’apprendre. À ce moment-là il avait déjà beaucoup écrit sur la guerre états-unienne en Indochine. Mais c’était la première fois qu’il rencontrait des victimes. Et dans le silence, sans mot dire, un lien s’est forgé entre nous.

Lorsque je jette un regard en rétrospective sur ma vie je sens que j’étais une meilleure personne pendant cette période. Et j’ai réalisé qu’à cette époque nous venions tous deux du même endroit : face à l’inimaginable calvaire de ces gens innocents, gentils, doux – ainsi que tant d’autres – tout semblait trivial. Une fois que vous saviez que des innocents étaient tués, comment pouviez-vous faire autre chose que d’essayer de leur sauver la vie ?

Et j’ai réalisé dans le silence de la voiture qu’au-delà de la personnalité publique de Noam, l’intellectuel des intellectuels, qui s’appuyait sur les faits et la raison pour soutenir son argumentation, il y avait un être humain très sentimental. Pour Noam ces paysans laotiens étaient des êtres humains, avec des noms, des visages, des rêves, avec autant de droit à la vie que ceux qui les bombardaient. Pour beaucoup de ces journalistes de passage, pour ne pas parler des États-uniens en général, ces villageois laotiens étaient des « non personnes » sans visage, dont la vie n’avait de toute façon aucune importance.

Lorsque je suis retourné aux États-Unis Noam et moi sommes restés en contact pendant toute la durée de la guerre. J’ai été encore plus impressionné par Noam lorsque j’ai commencé à lire son travail et j’ai réalisé que personne d’autre n’avait écrit de façon si détaillée, de façon si logique, de façon si pénétrante, aussi bien à propos des horreurs de la guerre que du système qui les produisait. Mais ce qui m’a encore le plus impressionné avec Noam – tout comme pour son ami Howard Zinn – c’est qu’en plus des écrits et des discours ils s’exposaient physiquement pour faire opposition à la guerre.

Noam et Howard faisaient partie de mon groupe d’amis lors des manifestations du 1er mai, des milliers de personnes avaient été arrêtées et nous nous sommes trouvés dans des cellules voisines à Washington à la suite des actions de désobéissance civile de Redress. J’ai aussi vu Noam être l’un des dirigeants de Resist, une organisation qui défendait les objecteurs de conscience contre l’engagement militaire et qui promouvait le non paiement des impôts pour s’opposer à la guerre. Ne fût-ce l’Offensive du Têt ils se seraient retrouvés devant les tribunaux. Il s’était exprimé contre la guerre à partir de 1963, avant que la plupart d’entre nous en aient même entendu parler. Il a reçu des menaces de mort et a dû faire face à pas mal d’autres problèmes – à tel point que son épouse Carol est retournée en cours pour pouvoir travailler au cas où il arriverait quelque chose à Noam qui l’empêcherait de maintenir leurs trois enfants.

Lorsque la guerre finit j’ai pris une décision fatidique. Au lieu de m’opposer au prochain épisode des horreurs provoquées par les dirigeants états-uniens, j’ai décidé de travailler au pays pour essayer de remplacer nos dirigeants par une nouvelle génération de dirigeants qui s’étaient opposés à la guerre et qui défendaient la justice sociale. Les quinze années suivantes j’ai donc travaillé sur les questions de politique intérieure – avec Tom Hayden et la Campagne pour la démocratie économique, comme conseiller du gouverneur Jerry Brown, dans le think tank du sénateur Gary Hart, à la direction de Rebuild America, recevant les conseils des meilleurs économistes et des plus grands hommes d’affaires états-uniens.
Je n’avais que des contacts sporadiques avec Noam pendant cette période, en partie parce que nos points d’intérêt divergeaient nettement. Il a continué à écrire de nombreux articles et des livres et de donner des conférences. Il s’est opposé à la criminelle politique états-unienne au Timor oriental, aux guerres terroristes de Reagan en Amérique centrale, à la désastreuse politique économique de Clinton en Haïti et dans d’autres pays du tiers-monde, aux bombardements du Kosovo ; en plus du sujet qui semble le passionner : le soutien états-unien à Israël qui opprime les Palestiniens. Ces sujets ne faisaient pas partie de mes centres d’intérêt, concentré que j’étais sur les questions électorales et la politique intérieure, comme l’énergie solaire ou le développement d’une stratégie économique nationale.

Lorsque je regarde en arrière aujourd’hui, je réalise l’importance d’un facteur inconscient : Je tendais à éviter Noam parce que j’imaginais qu’il me considérerait comme quelqu’un d’immoral ayant renoncé à sauver des vies pour préférer entrer dans ce système si corrompu. Je me suis trouvé dans des dialogues imaginaires avec lui, me trouvant sur la défensive, essayant de justifier ce que je faisais – ce qui était devenu difficile dans le mesure où mes efforts dans la politique électorale ont été vains, et je me trouvais beaucoup plus égoïste que pendant la guerre.

Plus de dix ans après, je me trouvais à Boston et j’ai appelé Noam. Il m’a chaleureusement invité à passer chez lui et nous avons conversé un moment. Je lui ai finalement demandé ce qu’il pensait du choix que j’avais fait de m’engager dans la politique électorale. Je lui ai également dit que je me trouvais alors chez un ancien ami de gauche qui travaillait pour une grande banque qui m’avait dit ce matin-là qu’il ne voulait pas rencontrer Noam parce qu’il imaginait que ce dernier le lui reprocherait. Noam était vraiment choqué par l’anecdote. « Pourquoi donc ? Nous sommes tous compromis », dit-il. « Regarde mon cas. Je travail au MIT, qui a reçu des millions du ministère de la Défense. » Il semblait vraiment perplexe, choqué parce que mon ami et moi avions pu penser qu’il nous aurait dénigré pour ce que nous faisions.

Ces dernières années j’ai été en contact régulier avec Noam, principalement par courrier électronique. Mais je suis aussi resté dix jours chez lui avant l’hommage rendu à Howard Zinn le 3 avril 2010. C’était très émouvant pour nous deux, particulièrement pour Noam, qui était très lié à Howard, et cette visite m’a beaucoup marqué.

J’ai globalement trouvé le même Noam que j’avais connu quarante ans plus tôt. Aucun intérêt pour les conversations oiseuses. Grande modestie. Grande contrariété devant le refus des intellectuels et des journalistes états-uniens de prendre position contre les crimes de guerre des dirigeants du pays. Les grandes thèmes moraux de notre époque. Un type sympa, qui me propose de me ramener d’un meeting à Cambridge, ou qui va chercher quelques courses au supermarché pour notre repas.

J’ai demandé à Noam comment il vivait le fait d’être en permanence critiqué parce qu’il s’intéresse principalement aux crimes commis par les dirigeants états-uniens et non pas à ceux d’autres pays. Il m’a dit que cela était normal dans la mesure où il est citoyen états-unien et les dirigeants états-uniens ont commis davantage de crimes à l’étranger depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Effectivement, et j’ai relevé qu’il y a beaucoup d’intellectuels et de journalistes qui critiquent les dirigeants étrangers, alors que très peu ne s’avisent de critiquer les crimes commis par leurs propres dirigeants.

Et, tout comme quarante ans auparavant, j’ai été particulièrement frappé par sa constante activité. Il passait presque tout son temps à lire, à écrire, à donner des interviews sur place ou au téléphone, à parler. Et avec cette générosité qu’on lui connaît il répond à un flot ininterrompu de courriers électroniques – parfois durant cinq ou six heures par jour.
J’ai également découvert qu’il continue de parler partout aux États-Unis et dans le monde, si bien que son agenda est déjà rempli plusieurs années à l’avance. À 82 ans il conserve un emploi du temps qu’une personne quarante ans plus jeune ne pourrait pas supporter.
Son ascétisme m’a frappé également. Lorsque je lui ai téléphoné j’ai réalisé qu’il avait toujours le même numéro de téléphone et qu’il vivait dans la même banlieue modeste que quarante avant. Il porte des jeans, et il ne s’intéresse quasiment pas à l’alimentation ou aux biens matériels. Il reçoit des visites de sa famille ou d’amis, voilà tous ses loisirs.

Un soir j’ai été particulièrement troublé, lorsque nous dînions, je pensais à l’énorme distance qu’il y a entre ce que Noam sait des massacres que nos dirigeants commettent dans le monde et ce que les gens savent. J’ai soudain pensé au Winston Smith du « 1984 » d’Orwell, qui n’a guère d’espoir de changer la société et qui se limite à essayer de rester en bonne santé et à coucher la vérité sur le papier dans l’espoir qu’un jour les générations futures en soient informées. J’ai dit à Noam que pour moi il était comme Winston Smith.
Je me souviendrai toujours de sa réaction. Il m’a regardé. Et il a sourit tristement.

Noam peut être très dur à l’encontre de ceux qui soutiennent les guerres états-uniennes, mais il est encore plus dur envers lui-même. Une fois j’ai raconté que j’avais interrogé un militant de toute une vie avec qui nous étions tous les deux en bons termes, je lui ai demandé s’il avait des regrets sur la vie qu’il avait eue. Notre ami a répondu qu’il aurait dû passer davantage de temps avec sa famille, et qu’il aurait dû donner suite à certains de ses projets en dehors de la politique. « As-tu des regrets ? », ai-de demandé à Noam Chomsky. Sa réponse m’a frappé. S’adressant plus à lui-même qu’à moi : « Je n’en ai pas fait assez ».
Une autre fois j’ai demandé à Noam quelle satisfaction il ressentait d’avoir écrit tant de livres, d’avoir fondé une nouvelle branche de la linguistique, d’être si influent dans le monde. « Aucune », a-t-il répondu d’un air contrarié, ajoutant qu’il n’avait pas réussi à faire comprendre le traitement barbare que les dirigeants états-uniens réservent aux non personnes dans le monde. Il ressentait un sentiment de frustration, par exemple, dû au fait que la plupart des gens ne comprennent pas que les assassinats de centaines de milliers de personnes innocentes commis par nos dirigeants et la destruction de la société sud-vietnamienne signifiaient en fait que nos dirigeants avaient gagné la guerre d’Indochine, parce que la possibilité d’un modèle économique et social alternatif à celui des États-Unis avait été éliminée.

Un soir comme je montais l’escalier pour aller à ma chambre j’ai jeté un coup d’œil dans le bureau de Noam. À la maison il passe sont temps assis dans une grande chaise devant son ordinateur ; et sa posture ressemble beaucoup à celle d’un moine bouddhiste en méditation.
Et cela m’est venu soudain. Soudain j’ai réalisé. « Ainsi Noam a vécu, comme je l’ai fait assez brièvement durant la guerre, pendant ces quarante dernières années. Il a travaillé des journées entières, lisant, écrivant, donnant des conférences, sans gaspiller une minute, dans un effort de concentration pour essayer d’arrêter les massacres commis par les États-Unis, pour forcer les gens à entendre la voix des non personnes ».

Et je suis bien embêté de dire que j’ai ressenti un grand amour pour lui à ce moment-là. Depuis que j’avais entendu parler du « Mahatma » Gandhi, je me demandais ce que l’expression « grand esprit » signifiait réellement. Et à ce moment-là j’ai compris. Si être un « grand esprit » c’est de répondre à la souffrance des sans voix, et d’engager tout son esprit, son corps et son âme pour essayer de la réduire, j’en avais enfin rencontré un. La tradition juive le dit de façon différente, dans la légende des 36 Justes qui, chacun à un moment donné, sans en être conscient, assurent la survie de l’humanité. Si Noam n’est pas l’un de ces 36, je me suis demandé, qui l’est ? Je me suis souvenu des personnes qui ont comparé Noam à des prophètes de l’Ancien Testament, comme Amos ou Jérémie, lesquels avaient aussi dénoncé les dirigeants corrompus de leur temps et dont nous avons oublié les noms.
Bien que certains pourraient être en désaccord avec certaines positions de Noam ces quarante dernières années, j’ai senti à ce moment, dans cet escalier, que de telles controverses semblent sans intérêt pour apprécier qui il est et ce qu’il représente. Cependant que, comme tout le monde, je m’étais parfois intéressé aux cris des victimes innocentes des guerres états-uniennes, Noam avait continûment été à leur écoute.

Lorsque je me trouvais chez Noam il a reçu la visite de la fameuse auteure indienne Arundhati Roy qui, comme tant de personnes en dehors des États-Unis, partout dans le monde, ressent un grand respect, de l’admiration et de l’amour pour lui. J’ai compris ce qu’il représente pour elle, lorsque j’ai lu ces mots qu’elle a écrits dans le chapitre « La solitude de Noam Chomsky » : « Chomsky révèle le cœur impitoyable de la machine de guerre états-unienne... capable d’annihiler des millions d’êtres humains, des civils, des militaires, des femmes, des enfants, des villages, des écosystèmes entiers – recourant à la violence avec une précision scientifique. Lorsque le soleil se couchera sur l’empire états-unien, comme cela se produira, comme ça doit arriver, le travail de Noam Chomsky demeurera... En tant que personne qui pouvait être une sale asiate, comme sale asiate en puissance, pour une raison ou pour une autre, presque tous les jours j’ai l’occasion de penser ’’Chomsky Zindabad’’ (’’Vive Chomsky ! ’’) ».

Je me demande pourquoi Chomsky est si affecté par la souffrance des victimes des dirigeants états-uniens. Cette dernière décennie je me suis intéressé de près à la psychologie, laquelle considère que l’explication de notre comportement se trouve globalement dans la façon de faire face aux traumatismes de notre enfance, notamment quand nous apprenons que nous allons mourir au cours de notre vie adulte. Et je pense à ce que cela signifie pour la personne de Noam Chomsky.

J’ai appris que nos vies sont largement déterminées par les défenses inconscientes que tôt nous développons contre les douleurs émotionnelles. Et il est clair pour moi qu’une clé pour comprendre Noam c’est que pour une raison ou pour une autre il a moins de défense que nous autres contre les douleurs du monde. Il n’a pas de « peau ». Il est tourmenté, comme je l’étais au Laos par la souffrance des « non personnes » – et il travail sans interruption pour tenter d’y mettre fin.

Et inversement c’est lorsqu’il se trouve avec eux qu’il se sent vraiment vivant et les sentiments intimes jaillissent de son être intellectuel.

Lorsque je me trouvais chez lui j’ai demandé à Noam qui il admirait le plus dans le monde. Il a répondu en disant qu’il s’est récemment rendu chez des paysans colombiens qui luttent dans des zones rurales pour protéger la jungle de la déforestation. Noam a passé plusieurs journées à discuter avec eux, faisant des enregistrements de leurs récits, prenant connaissance de leur grande souffrance et leur grand courage. Lors de sa dernière visite ils sont montés au sommet d’une colline et là les chamans ont dirigé une cérémonie pour qu’une forêt soit dédiée à Carol. Je ne l’avais jamais vu si ému, si vivant, depuis son séjour au Laos quarante ans plus tôt.

Je me suis souvenu récemment de Noam pleurant dans un camp de réfugiés au Laos et je me demande une fois de plus pourquoi il est comme ça. Qu’est-ce qui dans son enfance ou durant sa vie pourrait donner une explication ? Il est cependant difficile de trouver une réponse satisfaisante. Noam non seulement négligent les considérations d’ordre privé, il s’intéresse peu aux explications psychologiques ou spirituelles du comportement humain. Bien qu’il admette que la thérapie ait été utile pour des personnes qu’il connaît il considère les tentatives d’explication du comportement humain comme autant de « récits ». Il pense qu’il y a trop de variables impliquées pour comprendre l’être humain, pour appréhender l’esprit humain – pour ne pas parler de l’impossibilité de mener des expériences qui pourraient donner des réponses scientifiques.

Et on peut imaginer qu’il considère que le temps passé à ces « récits » est du temps perdu alors que tant de vrais êtres humains souffrent et la construction de mouvements de masse est le seul espoir qui puisse les sauver.

Si assez de personnes parmi nous avaient travaillé comme Noam pour obliger les dirigeants états-uniens à arrêter les massacres et l’exploitation ces quarante dernières années, après tout, beaucoup de gens auraient été sauvés, et les États-Unis et le monde seraient non seulement plus riches, plus pacifiques et plus justes, mais en plus on serait pas aujourd’hui en train d’avancer vers la fin de la civilisation provoquée par le changement climatique. Noam pense que la principale responsabilité sur ce point revient au système qui est mu par les considérations à court terme des grandes entreprises qui voient le changement climatique comme une « externalité », soit un problème dont quelqu’un d’autre doit s’occuper. Il est clair que le problème c’est que trop peu de personnes, moi compris bien entendu, réagissent de façon appropriée face à la probabilité de la mort de la civilisation.
Et finalement je réalise que la question importante n’est pas pourquoi Noam réagit de cette façon à la souffrance de personnes innocentes sur la planète. La question importante c’est pourquoi tellement de personnes ne font pas de même.

Le 18 juin 2012
Fred Branfman
Traduction : Numancia Martinez Poggi
Source : http://www.zcommunications.org/when-chomsky-wept-by-fred-bra...
Version espagnole : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=151694&titular=vi...
URL de cet article 17100
http://www.legrandsoir.info/lorsque-chomsky-pleura.html

1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup Chomski, il a énormément d'intelligence et surtout de coeur, merci pour cet article
    Amitiés

    RépondreSupprimer