Tribune libre
Crise de l'euro: la perspective d’une monnaie commune européenne comme solution
Dossier: Crise financière mondiale
10:36 19/11/2012
"Promenades d'un économiste solitaire" par Jacques Sapir*
Tout
 indique que nous sommes aujourd’hui arrivés à un butoir. L’austérité 
devient chaque jour un peu plus insupportable, en Grèce, au Portugal et 
en Espagne, et le spectre d’un défaut de la Grèce revient hanter les ministres des finances de la zone Euro.
Même si des solutions provisoires sont trouvées, ce qui est probable,
 elles ne dureront que quelques semaines. Il faudra bien prendre des 
décisions. Soit nous irons vers une surenchère dans l’austérité qui se 
fera nécessairement par des moyens non démocratiques, soit se posera, 
enfin, le problème des formes de régulation d’une zone économique 
hétérogène.
La zone euro, aujourd’hui, n’est pas fonctionnelle ; c’est une 
évidence qui est désormais admise. Cette zone, il faut le savoir, n’est 
pas intégrée de manière homogène en fonction des différents pays. En 
effet, des pays qui ne sont pas membres de la zone euro sont aujourd’hui
 plus intégrés avec la zone euro que des pays de la zone euro eux-mêmes.
La part du commerce import et export de la Hongrie, de la Pologne ou 
de la République tchèque avec la zone euro est nettement plus importante
 que celle de la France, de la Grèce ou du Luxembourg. Par ailleurs, les
 conditions d’évolution de la productivité restent largement divergentes
 entre les pays de la zone. Ajoutons que le capital circule de moins en 
moins au sein de la zone, et les conditions de travail restent 
largement différentes.
Nous sommes donc bien en présence d’une zone économique hétérogène. 
En assurer le fonctionnement au sein d’une même monnaie pose de 
redoutables problèmes dont, parmi les dirigeants internationaux de 
premier plan, seul Vladimir Poutine semble avoir conscience.
L’hypothèse fédérale, qui est pour l’heure privilégiée par les 
gouvernements européens, impose de quantifier les transferts des parties
 riches de la zone euro vers les parties moins riches, voire fortement 
appauvries. Patrick Artus estime cette charge à 12% du PIB de 
l’Allemagne qui serait largement (à 90%) payée par l’Allemagne. Une 
autre manière de faire les calculs est cependant possible. Il est 
évident que les pays du « sud » de la zone Euro (Espagne, Grèce, Italie,
 Portugal) devraient faire un effort considérable dans les domaines de 
la recherche et de l’enseignement afin d’obtenir les gains de 
compétitivité, de productivité, qui leur permettent d’inverser la 
tendance d’accroissement de leurs coûts salariaux réels. Il faudrait de 
plus qu’ils consacrent des sommes importantes à leurs systèmes 
d’éducation pour que la main d’œuvre soit en mesure d’utiliser les 
techniques avancées issues de cet effort de recherche et développement. 
Ces pays devraient en outre recevoir une aide pour financer leur déficit
 structurel avec l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande et l’Autriche. 
ce qui implique à nouveau des montants compris entre 100 et 120 
milliards d’euros. Autrement dit, il faudrait transférer à ces pays un 
minimum annuel de 250 à 260 milliards d’euros. Ces transferts seraient 
largement financés par l’Allemagne, ce qui porterait la contribution 
nette de l’Allemagne au moins à 200 milliards d’euros par an, soit 8% de
 son produit intérieur brut. Le problème, on le voit, n’est pas que 
l’Allemagne ne voudra pas le faire, c’est que l’Allemagne ne pourra pas 
le faire ! Une contribution de ce montant aboutirait inévitablement à 
casser les reins de l’économie allemande.
Cela impose donc de penser à l’autre mode de régulation de cette zone
 hétérogène : des dévaluations ou réévaluations de monnaies. De nombreux
 économistes ont déjà signalé que ce serait le moyen le plus simple et 
le moins coûteux de rétablir la compétitivité pour les pays qui 
souffrent d’un déficit important en ce domaine. Mais, cela veut dire 
recouvrer des monnaies nationales. Beaucoup de gens craignent alors 
légitimement que cela ouvre un espace privilégié à une spéculation 
monétaire internationale qui, en son temps, a emporté le Système 
monétaire européen. Il faut se souvenir que les deux grandes crises 
spéculatives qu’a connues le Système monétaire européen ont fini par 
aboutir à sa destruction. Il nous faut donc poser les pré-requis d’une 
monnaie commune européenne.
Tout d’abord, il faudra maintenir les institutions de coordination 
monétaire entre pays, ne serait-ce que pour définir les niveaux de 
dévaluation ou de réévaluation que les différentes monnaies nationales 
devraient adopter les unes par rapport aux autres et pour refaire, de 
manière régulière (tous les ans ou dix-huit mois) un état de la 
situation afin de voir si certains pays doivent encore dévaluer ou 
d’autres réévaluer.
Deuxième point important : il faudra, autant que faire se peut, 
limiter la spéculation monétaire interne. C’est tout à fait faisable à 
la condition que les pays qui seront membres de ce nouveau système de 
coordination monétaire (et non d’une union monétaire) qui devrait 
évidemment déboucher sur la création d’une monnaie commune s’accordent 
aussi sur le principe de mesures limitant soit l’existence de 
compartiments du marché des changes, soit la liberté d’opérations sur 
certains compartiments. Ces mesures concerneraient évidemment les 
opérations à très court terme dont certaines (les opérations au jour le 
jour) pourraient être interdites ou très fortement réglementées. Nous 
les savons depuis une vingtaine d’années, d’un point de vue théorique, 
que ces mécanismes de spéculation sont très profondément déstabilisants.
Le troisième pré-requis est l’union bancaire. Il est extrêmement 
important que les banques, dans les pays qui accepteraient cette monnaie
 commune, aient les mêmes règles prudentielles et les mêmes règles sur 
la banque de détail. Il est d’ailleurs complètement aberrant que, dans 
le cadre d’une monnaie unique évidemment beaucoup plus exigeante qu’une 
monnaie commune du point de vue d’une union bancaire, on ait laissé les 
pratiques des banques de détail diverger de la manière que l’on connaît 
dans les années qui ont précédé la crise. C’est ce qui explique en 
particulier l’ampleur des dettes des banques espagnoles et le problème 
des banques irlandaises.
Quelle sera la place de cette monnaie commune dans un système monétaire international ?
Il faut revenir en arrière : en 1995 (l’euro n’existait pas encore), 
le dollar ne constituait que 59% des réserves des banques centrales. Il 
est passé de ce niveau à 70% des réserves des banques centrales 
mondiales en 2003. Autrement dit, l’introduction de l’euro ne s’est pas 
faite contre le dollar, elle s’est faite contre les petites monnaies (la
 livre, le yen, le franc suisse). Ce sont ces monnaies qui ont le plus 
souffert de l’introduction de l’euro.
Si aujourd’hui nous pouvions mettre en place une monnaie commune, 
celle-ci pourrait à terme devenir un point de référence pour les banques
 centrales, ce qui impliquerait évidemment que soient émises 
progressivement des dettes dans cette monnaie commune, en particulier 
dans le cadre de transactions entre la zone de la monnaie commune et le 
reste du monde. Car s’il n’y a pas de dettes libellées dans la monnaie 
commune, on ne peut espérer voir cette monnaie commune servir 
d’instrument de réserve.
Cette monnaie commune aurait l’immense avantage d’attirer à elle 
toute une série de pays car ce système beaucoup plus souple que la 
monnaie unique qui fonctionne aujourd’hui, garantit en même temps une 
certaine stabilité face aux spéculations internationales. Il est 
parfaitement imaginable que des pays comme la Russie ou la Chine, sans 
demander à faire partie de la zone de la monnaie commune, décident 
d’indexer leur monnaie, en tout ou partie, sur cette monnaie commune. On
 sait que les dirigeants de ces deux pays ont appelé à l’émergence de 
nouvelles monnaies de réserve internationales. Ils n’ont évidemment plus
 confiance dans l’Euro dont on voit depuis deux ans et demi la part dans
 les réserves des banques centrales diminuer régulièrement. Mais ils 
n’ont pas plus confiance dans le dollar.
C’est cet hiver que nous verrons le point de rupture. Il est 
impossible de savoir à l’heure actuelle si la raison l’emportera et si 
l’idée d’une dissolution concertée, coordonnée, s’imposera ou si, 
certains dirigeants restant figés dans leurs certitudes et dans leurs 
illusions, nous irons vers des sorties échelonnées de la zone euro qui 
conduiraient évidemment à un éclatement de l’euro et rendraient beaucoup
 plus difficile la reconstitution d’une monnaie commune par la suite.
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement    
 avec  la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA     
Novosti. 
*Jacques Sapir est un économiste français, il   
     enseigne  à l'EHESS-Paris et au Collège    d'économie de Moscou    
    (MSE-MGU).  Spécialiste des problèmes de la    transition en Russie,
  il       est  aussi un expert reconnu des problèmes    financiers et  
  commerciaux      internationaux.
Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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