Ce
’nous’ n’est ni l’Empire, qui prétend défendre nos ’valeurs’, ni, sans
absurdité, le terrorisme. Nous sommes en guerre parce que l’Empire nous
déclare la guerre à nous qui ne sommes ni l’Empire, ni le terrorisme.
Nous sommes toute forme de vie rechignant
ou même seulement susceptible de rechigner
à passer par le lit de Procuste du machinisme capitaliste mondialisé.
Cette guerre, précisons-le d’emblée, c’est l’Empire lui-même qui nous
l’a déclarée. Non que nous fussions en paix avec lui avant qu’il ne nous
déclarât sa guerre, mais nous nous trouvons depuis longtemps et
peut-être même depuis toujours, et sans remède, hors d’état de mener une
guerre victorieuse contre lui, à moins de nous confondre paradoxalement
avec lui. Car, quelles que fussent les apparentes victoires de la
figure jadis de ce ’nous’, le mouvement ouvrier, elles ne furent jamais
que victoires à la Pyrrhus, ces victoires qui font devenir semblables à
l’adversaire. L’adversaire était et reste cette folle et monstrueuse
méga-machine ’suant le sang et la boue par tous les pores’, comme dit
Marx, qui a nom ’modernité’, c’est-à-dire, ajoute Mario Tronti avec
perspicacité, ’le capitalisme’ sans phrase
[1]. En outre, ajoute P. G. Bellocchio
[2], il est trop fort pour être combattu selon ses propres méthodes.
Cette
guerre n’est donc pas chose nouvelle et n’entraînera pas de
bouleversements juridiques fondamentaux nouveaux, semblables à ceux
intervenus aux États-Unis d’abord, immédiatement au lendemain des
attentats de New York et Washington, puis déclinés en langages
juridiques nationaux dans le reste des provinces européennes de l’Empire
étasunien. La portée de ces bouleversements intervenus dans le champ du
droit pénal et de la procédure pénale, qui ont connu nombre de jalons à
partir des
Patriot Acts I et II, sous Bush jr., jusqu’à Obama, étendant en 2009 le principe des
Military Commissions Acts de 2006 aux juridictions civiles, fut de nature à enterrer l’État de droit et son fameux
habeas corpus,
cette vieille gloire des temps modernes, et à nous installer dans la
dictature souveraine. Carl Schmitt, en 1921, fait contraster cette
dernière avec ce qu’il appelle la dictature de commissaire héritée de la
Rome antique et rangée classiquement par Montesquieu dans
L’Esprit des lois, II,3, avec les inquisiteurs d’État, parmi ces « magistratures terribles, qui ramènent violemment l’État à la liberté
» [3].
La dictature souveraine n’a donc pas pour objet de ramener à la
’liberté’ ; elle n’est pas l’action indéterminée du pouvoir constitué,
mais l’action indéterminée d’un pouvoir constituant. Elle inaugure une
nouvelle forme d’État.
Le propos ici n’est pas tant, comme Žižek le reproche à certains observateurs
[4],
de chercher à dissoudre la nouvelle attaque de prétendus terroristes
désespérés dans le terrorisme structurel de l’Occident, et la
responsabilité des uns dans celle de l’autre. L’Occident capitaliste
mondialisé, conforme à l’essence exterministe de son pouvoir
totalitaire, s’illustre pourtant bel et bien par la dévastation d’un
monde transformé en vaste aire de jeu pour des multinationales qui
équarrissent la biosphère, muent cette dernière en immense déchetterie
humaine aussi bien que non humaine et vendent les ersatz pollués de ce
qui, désormais d’elles détruit, était abondant et gratuit ; elles
fournissent en outre les accessoires nécessaires à l’accomplissement de
la forme de vie nuisible qu’engendre le mode de production insensé dont
elles sont le couronnement et que nous appelons sans aucun humour
’civilisation’ et ou encore ’valeurs occidentales’. Que ce même Empire,
s’en allant ’droner’ aux antipodes, c’est-à-dire liquider à très grande
distance, sous bannière ’démocrate’, des ’profils terroristes’ de
non-combattants, fasse passer sa croisade contre la vie pour une guerre
au terrorisme est donc d’une obscénité comparable seulement à celle de
l’aplomb avec lequel ses nouveaux Croisés arborent haut et fort
l’étendard de la liberté de presse, qui n’est que prostitution aux
intérêts dominants des dévastateurs – sans parler de l’indécence des
cris d’orfraie de ceux qui, la veille des faits, luisaient de la plus
pure indifférence à la torture qu’inflige au reste du monde (mais pas
seulement) notre remarquable modernité
[5].
La presse ’libérée’ n’est dès lors que cette marchandise servant la
circulation de toutes les autres et la congratulation de l’état de
choses existant
[6], quand elle n’est pas, comme dans le cas de
Charlie Hebdo,
le déversoir commode de la vase raciste ambiante, tournée contre les
plus humiliés des exploités, les musulmans immigrés, et déguisée en
aimable pastiche des religions
[7].
Ces
griefs élevés contre ce que nous appellerons ’l’opération Charlie’,
c’est-à-dire, sans parler des faits eux-mêmes, le battage médiatique et
sa réception au moins partiellement réussie, ont déjà été formulés
courageusement, eu égard au climat de haine furieuse qui, sévissant
partout en ce moment, voudrait faire litière de notre dignité,
c’est-à-dire de notre intelligence, en se vautrant dans ce ’surcroît
d’adhésion’ à la version officielle des faits qui convertit joyeusement
l’épreuve dolente du défaut de sens qui la caractérise,
défaut que cette version exhibe à même elle-même [8].
Or précisément, notre seule réserve vis-à-vis de ces griefs, qui
interrogent légitimement les notions de terrorisme et de liberté
d’expression, concerne le présupposé que leurs auteurs semblent faire
leur, à savoir la réalité du terrorisme
des autres. Par réalité,
nous entendons ici ce qui subsiste de soi, et qui ne soit pas de l’ordre
du simple fabricat. Pourtant, de ce peu de réalité, il n’est pas
jusqu’au
New York Times qui ne nous ait invités à en former le soupçon
[9].
Pour dissoudre le terrorisme des autres dans le terrorisme occidental,
encore faudrait-il qu’il y ait quelque chose à dissoudre. Or nous
gageons que
le terrorisme, c’est l’Occident capitaliste mondialisé, et qu’il n’y en a pas d’autre.
Sortir
de l’état de sidération, selon l’expression de J.-Cl. Paye, dans lequel
cherche à nous installer le pouvoir est à l’heure qu’il est une urgence
absolue. Il nous faut sortir de cet état de désarmement mental qui
menace de nous envoyer à l’abîme. Des signes favorables apparaissent
pourtant, et la stupeur dans laquelle on cherche à nous figer n’a pas
encore eu raison du dégel qu’annonce un peu partout en Europe
l’effondrement des légitimités politiques traditionnelles, même si, dès
le lendemain des nouveaux attentats, l’on appelle déjà les acteurs
sociaux à faire prévaloir la cohésion sociale sur la discorde
[10].
Pareil effondrement suit de près, heureusement, l’épuisement du crédit
hier encore accordé au préjugé de neutralité en termes de pouvoir de la
mission ’économique’ des multinationales. À l’heure où s’écrivent ces
lignes, l’armée est postée dans les rues des grandes villes belges. Mais
la victoire de SYRIZA, loin d’être une fin en soi, bien entendu,
pourrait être l’étincelle mettant le feu à la plaine des courages et des
désirs de vivre. Il s’agit pour cela de refuser la destruction de la
raison que projette pour nous depuis 2001 au plus tard la mutation de la
forme d’État dans les métropoles du monde au moins. Le capitalisme
mondial est en proie aux convulsions de sa phase terminale, qui est
aussi celle de la biosphère dont nous faisons partie. Nous sommes donc
les otages de ce monstre mortel. La bête aux abois engendre les ennemis
dont elle a besoin pour alimenter l’attitude d’abandon à son égard
qu’elle attend et obtient trop souvent des populations gouvernées. La
réception des attentats récents nous convainquent qu’il est plus
difficile de cesser de croire à l’État-mère
[11]
qu’à Dieu le Père. Nous sommes jetés dans la gueule de l’ogre et aucun
grand Autre n’offre la garantie d’ultime sauvegarde à l’espèce humaine.
Mais seule serait linéaire ou laminaire une histoire de ce moulin à mort
capitaliste
purifiée de tout ce qui lui résiste. Or une telle
histoire est ’polluée’ de celle de ce qu’elle saccage, puisqu’elle ne
peut faire autrement que s’en nourrir tout à la fois : notre histoire à
nous, qui est celle du parti de vivre et qui est turbulente, ouverte,
imprévisible, faite de nœuds, mais aussi de tourbillons, d’embardées, de
revirements, de décisions brusques, massives et impersonnelles. Nous
sommes cette ouverture.
Jean-François Gava
collaborateur
scientifique au Centre de recherche en philosophie de l’Université libre
de Bruxelles et militant du parti belge francophone et écosocialiste
VEGA. Il est notamment l’auteur d’
Autonomie ou capital, Chromatika, 2011. Il travaille en étroite collaboration avec l’essayiste Jonas Vigna Carafe.