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samedi 26 juillet 2014

La Palestine comme métaphore (Mahmoud Darwich)

Grâce au Citoyen Veilleur, je viens de découvrir ce magnifique entretien de Mahmoud Darwich, ponctué d'un poème sublime. Merci.

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"J'ai de multiples images de l'Autre israélien. Multiples et variées. Il n'existe pas chez moi une vision unique et définitive de l'Autre.
Celui qui m'a éduqué était juif, celui qui m'a persécuté l'était aussi. La femme qui m'aima était juive. Celle qui me détesta aussi.
La guerre de 1967 a rompu les relations affectives entre les jeunes hommes arabes et les jeunes filles juives.
L'idée d'ennemi avait en fait pénétré la relation; l'homme et la femme s'enlaçaient, mais l'ennemi était tapi sous leur lit. Dans mon poème "Un soldat qui rêve de lys blanc", j'ai raconté l'histoire de cet ami qui, après la guerre, vint me trouver pour m'annoncer sa décision de quitter Israël pour toujours.
Il ne voulait plus être un rouage dans une machine de guerre. C'était un humaniste, et son éducation était fondée sur le pluralisme et l'ouverture.
Venu en Israël avec des idées idéalistes, il avait découvert que la réalité était bien différente. Il est alors parti.
Le poème le décrit ainsi: un individu qui se réfugie en lui-même, qui reprend son individualité à son groupe, mais la pression collective est puissante et dure.
Nous avons appris l'hébreu en même temps que l'arabe. Toute ma génération maîtrise l'hébreu. La langue hébraïque est pour nous une fenêtre donnant sur deux mondes.
Celui de la Bible d'abord, celui de la littérature traduite ensuite: ma première lecture de Lorca se fit en hébreu.
De même pour Neruda. Je ne peux que reconnaître ma dette envers l'hébreu pour ce qui est de ma découverte des littératures étrangères.
Je considère que la Bible est partie intégrante de mon héritage, alors que l'islam ne fait pas partie, à ses yeux, de l'héritage de l'Autre.
Je n'ai aucun problème à me considérer comme le produit, le métis, de tout ce que cette terre palestinienne a dit, de tout ce que l'humanité a dit.
Mais l'Autre refuse de faire de même, m'interdisant de m'associer à son identité culturelle et humaine. c'est lui qui réduit sa propre identité et la rend sélective.
Le problème est que nous autres, les Arabes, nous nous sentons obligés de nous rattacher à nos racines et ce, pour fortifier nos défenses.
Les autres nous y contraignent, bien plus que nous en avons envie ou le voulons.
Je ne crois pas qu'il y ait au monde un seul peuple à qui on demande tous les jours de prouver son identité comme les Arabes.
L'Arabe doit en permanence présenter ses papiers d'identité, parce qu'on cherche à le faire douter de lui-même. La seule identité dont je me revendique est celle de ma langue de poète."

(Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l'arabe par Elias Sanbar et de l'hébreu par Somone Bitton, éditions Actes-sud Babel)
il rêve de lis blancs
d'un rameau d'olivier
de la floraison de ses seins au soir
il rêve – m'a-t-il dit –
de fleurs d'orangers
il ne cherche pas à philosopher autour de son rêve
il comprend les choses
uniquement comme il les sent, hume
il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie
c'est de boire le café de sa mère
et de rentrer au soir

je lui ai demandé : Et la terre ?
il a dit : Je ne la connais pas
et je ne sens pas qu'elle soit ma peau ou mon pouls
comme il en va dans les poèmes
Soudainement, je l'ai vue
comme je vois cette boutique, cette rue ou ces journaux
je lui ai demandé : L'aimes-tu ?
il répondit : Mon amour est une courte promenade
un verre de vin ou une aventure
— Mourrais-tu pour elle ?
— Que non !
tout ce qui me rattache à la terre
se limite à un article incendiaire, une conférence
On m'a appris à aimer son amour
mais je n'ai pas senti que son cœur s'identifiait au mien
je n'en ai pas respiré l'herbe, les racines, les branches
— Et son amour
était-il brûlant comme le soleil, la nostalgie ?
il me répondit avec nervosité :
— Ma voie d'accès à l'amour est un fusil
l'avènement de fêtes revenues de vieilles ruines
le silence d'une statue antique
dont l'époque et le nom ont été perdus


il m'a raconté l'instant des adieux
comment sa mère pleurait en silence
lorsqu'il fut conduit quelque part sur le front
et la voix affligée de sa mère
gravant sous sa peau une nouvelle espérance :
Ah si les colombes pouvaient grandir au ministère de la Défense
si les colombes pouvaient grandir !

il tira sur sa cigarette, puis ajouta
comme s'il fuyait une mare de sang :
J'ai rêvé de lis blancs
d'un rameau d'olivier
d'un oiseau embrassant le matin
sur une branche d'oranger
— Et qu'as-tu vu ?
— J'ai vu l'œuvre de mes mains

un cactus rouge
que j'ai fait exploser dans le sable, les poitrines, les ventres
— Combien en as-tu tué ?
— Il m'est difficile de les compter
mais j'ai gagné une seule médaille
Je lui ai demandé, me faisant violence à moi-même :
Décris-moi donc un seul tué
il se redressa sur son siège
caressa le journal plié
et me dit comme s'il me faisait entendre une chanson :
Telle une tente, il s'écroula sur les gravats
il étreignit les astres fracassés
sur son large front, resplendissait une diadème de sang
il n'y avait pas de décoration sur sa poitrine
il était, paraît-il, cultivateur ou ouvrier
ou alors marchand ambulant
telle une tente, il s'écroula sur les gravats
ses bras
étaient tendus comme deux ruisseaux à sec
et lorsque j'ai fouillé ses poches
pour chercher son nom
j'ai trouvé deux photos
l'une... de sa femme
l'autre de sa fille

je lui ai demandé : T'es-tu attristé ?
il m'interrompit pour dire : Ami Mahmoud, écoute
la tristesse est un oiseau blanc
qui ne hante guère les champs de bataille, et les soldats
commettent un péché lorsqu'ils s'attristent
Là-bas, j'étais une machine crachant le feu et la mort
transformant l'espace en un oiseau d'acier

il m'a parlé de son premier amour
et après cela
de rues lointaines
des réactions d'après guerre
de l'héroïsme de la radio et du journal
et lorsqu'il cacha un crachat dans son mouchoir
je lui ai demandé : Nous reverrons-nous ?
il répondit : Dans une ville lointaine

lorsque j'ai rempli son quatrième verre
j'ai dit en plaisantant : Tu veux émigrer ? Et la patrie ?
il me répondit : Laisse-moi
je rêve de lis blancs
d'une rue pleine de chansons et d'une maison illuminée
je veux un cœur tendre, non charger un fusil
je veux un jour ensoleillé
non un moment fou de victoire intolérante
je veux un enfant adressant son sourire à lumière du jour
non un engin dans la machinerie de guerre
je suis venu pour vivre le lever du soleil
non son déclin

il m'a quitté, car il cherche des lis blancs
un oiseau accueillant le matin
sur un rameau d'olivier
car il ne comprend les choses
que comme il les sent, hume
il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie
c'est de boire le café de sa mère
et rentrer, en paix, avec le soir

Mahmoud Darwich
Introduit par A.Amri
24.04.2013

2 commentaires:

  1. Je découvre ton billet peu après avoir envoyé le mien à « Cailloux dans l'Brouill'art » à paraître bientôt, je pense. Bravo !: quelle hauteur de vue a ce grand poète...
    J'ai lu, il y a longtemps, « La Palestine comme métaphore » et crois connaître et aimer à peu près toute l'œuvre de Darwish (ou Darwich selon les traducteurs) publiées en français. Souvent par l'excellent Élias Sanbar. Et justement, de cet Élias, ami de Darwich, Godard et tant d'autres, je signale à tes lecteurs ceci : ''LES PALESTINIENS dans le siècle'' : petit livre extrêmement bien composé, présenté, illustré. Indispensable. Découvertes Gallimard - Histoire, 1994 (disponible).

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  2. Merci de nous faire découvrir ce poète -
    - et recherché sur le net -
    Magnifique -
    Ca fait penser à Pablo Neruda -
    avec la simplicité et la beauté
    des choses indiscibles
    et bien réelles -
    C ' est ainsi que nous faisons l ' art ,
    ensemble ,
    créateurs et récepteurs ,
    nous le créons ensemble ,
    tous , aussi importants et nécessaires
    les un-e-s que les autres -
    Viva la Vida !

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