Théoriciens
de la conspiration de ce monde, croyants en l’influence secrète de la
famille Rothschild, des francs maçons et des illuminati, nous autres
sceptiques vous devons des excuses. Vous aviez raison. Les acteurs sont
peut-être légèrement différents, mais vos prémisses étaient fondées. Le
monde est truqué. Nous l’avons découvert ces derniers mois, quand toute
une série d’histoires de corruption a éclaboussé le secteur financier,
laissant supposer que les plus grandes banques du monde auraient
manipulé les prix de, voyons, à peu près tout.
Vous avez peut-être entendu parler du scandale du Libor dans lequel
au minimum trois – mais peut-être jusqu’à seize – des banques désormais
connues sous la dénomination de «
trop grandes pour faire faillite »
ont manipulé les taux d’intérêt globaux. Et par la même occasion,
tripatouillé les prix d’instruments financiers à hauteur de 500 mille
milliards de dollars (oui, milliers de milliards, avec 14 zéros !).
Quand cette vaste escroquerie a éclaté dans le domaine public l’année
dernière, elle s’est révélée de très loin le plus grand scandale
financier de toute l’histoire – le professeur Andrew Lo du
Massachussetts Institute of Technology (
NdT : université américaine très réputée et spécialisée dans la science et la technologie) a été jusqu’à dire qu’elle «
rendait dérisoire en comparaison n’importe quel scandale financier de toute l’histoire des marchés »
La situation était déjà suffisamment pourrie, mais désormais, il se
pourrait que le Libor ait un frère jumeau. L’information a filtré que la
société ICAP, basée à Londres, le plus grand intermédiaire au monde de
swaps sur les taux d’intérêt, fait l’objet d’une enquête des autorités
américaines pour des comportements qui rappellent étrangement ceux du
merdier du Libor. Les régulateurs cherchent à savoir si oui ou non, un
petit groupe de courtiers de l’ICAP aurait pu travailler de concert avec
jusqu’à 15 des plus grandes banques mondiales afin de manipuler
l’ISDAfix, un indicateur étalon utilisé à travers le monde pour calculer
les prix des swaps de taux d’intérêt.
Les swaps de taux d’intérêt sont des instruments utilisés par les
grandes villes, les grandes entreprises et les gouvernements souverains
pour gérer leur dette. L’ampleur de leur utilisation est quasiment
impossible à imaginer tant elle est vaste. C’est un marché d’environ 379
mille milliards de dollars, ce qui signifie en clair que toute
manipulation aurait porté sur des actifs pesant à peu près 100 fois la
valeur du budget fédéral des Etats-Unis
Personne ne sera surpris d’apprendre que, parmi les joueurs impliqués
dans ce dispositif de manipulation des prix des swaps de taux
d’intérêt, figurent les mêmes mega-banques – telles que Barclays, UBS,
Bank of America, JP Morgan Chase et la Royal Bank of Scotland –
celles-là même qui participent au panel Libor fixant les taux d’intérêt à
l’échelle mondiale. En réalité, ces dernières années, beaucoup de ces
banques ont déjà payé des amendes se comptant en centaines de millions
de dollars pour des manipulations anti-concurrentielles sous une forme
ou une autre (en sus de l’affaire du Libor, certaines ont été prises la
main dans le sac alors qu’elles truquaient les enchères des services de
dettes municipaux, comme détaillé
dans Rolling Stone l’an dernier).
Bien que la foison d’acronymes financiers sonne comme du charabia à
l’oreille du citoyen lambda, le fait qu’il puisse y avoir des scandales
impliquant aussi bien le Libor que l’ISDAfix laisse présager d’une
conspiration unique, géante, tentaculaire de collusions et de
manipulations des prix se dissimulant sous le vernis de concurrence (N
dT libre et non faussée) dont se revendique la culture de Wall Street.
Pourquoi ? Parce que le Libor exerce
déjà une influence sur le
prix des swaps de taux d’intérêt, faisant de ce scandale une
manipulation dans la manipulation. Si les soupçons sont avérés, cela
signifiera que les clients de swaps ont payé pour deux couches
distinctes de manipulation de prix. Si vous pouvez imaginer payer 20
biftons pour un malheureux PB&J (NdT :
Peanutt, butter and Jelly : un sandwich au beurre de cacahuètes et à la confiture.),
parce qu’une cabale de sociétés agroalimentaires diaboliques a conspiré
pour manipuler les prix aussi bien des cacahuètes que du beurre de
cacahuète, alors vous touchez du doigt la folie des marchés financiers
au sein desquels les taux d’intérêts et les swaps de taux d’intérêt sont
manipulés en même temps, souvent par les mêmes banques.
«
C’est une double conspiration » explique, ébahi, Michael
Greenberger, un ancien directeur de la division du marché et des
échanges à la Commodity Futures Trading Commission (Commission des
marchés à terme sur les matières premières) à présent professeur à
l’Université du Maryland. «
C’est le summum de la criminalité »
Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas aux swaps et aux taux
d’intérêts. En mars, nous avons appris que deux instances de régulation –
la CFTC aux Etats-Unis et l’Organisation Internationale des Commissions
de Valeur à Madrid – galvanisées par les révélations de l’affaire du
Libor, enquêtent sur la possibilité d’une manipulation des prix de l’or
et de l’argent. «
Etant donnée l’ampleur des manipulations que nous
avons pu découvrir dans les indicateurs Libor, j’envisage que d’autres
indicateurs – de nombreux autres indicateurs – constituent des terrains
d’enquête tout à fait légitimes, » explique le Commissaire Bart Chilton de la CFTC.
Mais le choc le plus important est venu d’une cour fédérale à la fin
du mois de mars – quoi que, si vous suivez ces affaires de près, cela ne
devrait pas vous choquer outre mesure – lorsque qu’une poursuite au
civil dans le cadre d’une class-action portant sur les crimes liés aux
banques qui sont intervenues dans l’affaire du Libor a été classée sans
suite. Dans cette affaire, un juge fédéral a jugé recevable les
arguments incroyables des avocats des banques : si les villes, les
communes et autres investisseurs ont perdu de l’argent à cause de la
manipulation du Libor, c’était de leur propre faute pour avoir cru un
seul instant que les banques étaient réellement en concurrence
«
C’est une farce ». Telle a été la réaction d’un avocat anti-trust en réponse à cette étonnante fin de non recevoir.
«
Incroyable » dit quant à elle Sylvia Sokol, un procureur de Constantine Cannon, un cabinet spécialisé dans les affaires d’antitrust.
Toutes ces histoires pointent collectivement vers la même
conclusion : ces banques, qui possèdent déjà un pouvoir énorme, ne
serait-ce qu’en vertu de leurs actifs financiers – aux Etats-Unis, les 6
banques les plus importantes, dont beaucoup portant les noms que vous
voyez dans les panels du Libor et de l’ISDAfix, possèdent des actifs
équivalent à 60% du PIB de la nation – sont en train de réaliser
l’étendue des possibilités qu’elles auraient pour augmenter leur profit
et leur poids politique, en magouillant ensemble plutôt qu’en se
concurrençant. De surcroît, il apparaît de plus en plus clairement que
le système judiciaire et les tribunaux civils sont incapables de les
arrêter, même lorsqu’elles sont prises en flagrant délit de collusion.
Si cela se révélait vrai, cela signifierait que nous vivrons dans une
époque de conspiration avérée, sans masque, dans laquelle le prix des
monnaies, des marchandises, telles que l’or et l’argent-métal, et même
les taux d’intérêt et la valeur de l’argent lui-même, peuvent être et
sont d’ores et déjà décidés d’en haut. Et ceux qui le font peuvent le
faire en toute quiétude. Oubliez les illuminati – là, on est dans la
vraie vie, et ce n’est pas un secret. Vous l’avez sous le nez et pouvez
le regarder en face à chaque fois que vous le souhaitez.
La banque a trouvé une faille, un défaut de principe de la machine.
D’un bout à l’autre du système financier, il y a des endroits où les
prix ou les indices officiels sont fixés sur la base de données non
vérifiées fournies par les banques et les firmes privées. En d’autres
termes, nous avons donné aux joueurs tentés de truquer le système un
rôle institutionnel dans l’infrastructure économique.
Le Libor, qui mesure les prix auxquels les banques se prêtent de
l’argent entre elles, est un exemple parfait, non seulement de ce défaut
de principe du système de fixation des prix, mais de la faiblesse du
cadre réglementaire qui est censé y faire la police. Combinez un
principe de déclaration spontanée avec un statut de
trop-grosse-pour-faire-faillite et un système légal de portes à
tambours, et vous obtenez une corruption impossible à arrêter.
Chaque matin, dix-huit des plus grandes banques du monde communiquent
des données à un bureau londonien au sujet du montant qu’elles croient
devoir payer pour emprunter aux autres banques. Les dix-huit banques
ensemble s’appellent « le panel Libor », et quand toutes les données du
panel Libor ont été collectées, on en fait la moyenne. Ce qui en
ressort, chaque matin à 11 h 30, heure de Londres, ce sont les chiffres
Libor pour la journée.
Les banques communiquent des chiffres relatifs aux emprunts dans dix
devises différentes, sur quinze durées différentes, par exemple aussi
courtes que un jour et aussi longues que un an. Cette montagne de
données présentées par les banques est utilisée chaque jour pour créer
les taux de référence qui affectent tous les prix, des cartes de crédit
jusqu’aux prêts hypothécaires, aux prêts commerciaux (court et long
termes), aux
swaps.
Dès le début des années quatre-vingt-dix, les
traders et d’autres à l’intérieur de ces banques appelaient parfois les
geeks responsables de la communication des chiffres Libor (les «
Libor submitters ») pour leur demander de manipuler les chiffres. Habituellement, le truc était que le
trader
avait pris un pari sur quelque chose – un swap, des devises, autre
chose – et il voulait que le responsable fasse en sorte que les chiffres
paraissent inférieurs (ou à l’occasion supérieurs) pour l’aider à
gagner son pari.
Il est bien connu qu’un trader de Barclays a trafiqué les
présentations Libor en échange d’une bouteille de champagne Bollinger,
mais dans certains cas, c’était encore plus minable que ça. Voici
l’extrait d’un échange entre un trader et un responsable Libor à la
Royal Bank of Scotland :
SWISS FRANC TRADER : peux-tu décoter 6 millions libor suisse stp ?…
PRIMARY SUBMITTER : qu’est-ce que j’y gagne ?
SWSISS FRANC TRADER : me reste des sushi d’hier ?…
PRIMARY SUBMITTER : ok décote 6 millions, juste pour toi
SWISS FRANC TRADER : wooooooohooooooo. . . Ça serait terrible
Bidouiller les taux d’intérêts mondiaux qui affectent des milliards
de gens pour des sushi de la veille – difficile d’imaginer une meilleure
peinture de la folie morale du secteur des services financiers actuels.
Des centaines d’échanges similaires ont été découverts quand des régulateurs comme ceux de la
Financial Services Authority
britannique et le Ministère de la Justice américain ont commencé à
creuser dans les entrailles malpropres du Libor. Les documents prouvant
la manipulation anti-concurrentielle qu’ils ont trouvés étaient si
accablants qu’en les lisant on se trouvait presque gêné pour les
banques. «
C’est juste effarant de voir comment la manipulation du Libor peut vous faire prendre autant d’argent. » couinait un
trader de yen. «
La manipulation totale continue », écrivait un autre.
Pourtant, malgré tous ces cas avérés de manipulation et au moins
autant de tentatives, la plupart des banques s’en sont tirées. Barclays
s’en est sortie avec une amende relativement faible, de l’ordre de 450
millions de dollars, l’UBS a morflé avec 1,5 milliard de dollars de
pénalités et la Royal Bank of Scotland a dû lâcher 615 millions de
dollars. À part quelques sous-fifres à l’étranger, aucun individu
impliqué dans cette escroquerie, qui a touché quasiment tout un chacun
dans le monde industrialisé, n’a été ne serait-ce que menacé de
poursuites pénales.
Deux des responsables au plus haut niveau de l’exécution de la loi
aux États-Unis, le procureur général Eric Holder et l’ancien chef du
service criminel du Ministère de la Justice, Lenny Breuer, ont confessé
qu’il est dangereux de poursuivre les banques délinquantes, simplement
parce qu’elles sont trop grosses. Procéder à des arrestations, selon
eux, pourrait avoir des « conséquences collatérales » sur l’économie.
Les sommes d’argent relativement modestes tirées de ces transactions
n’ont pas servi à dédommager les agglomérations, villes et autres
victimes qui ont perdu de l’argent à cause des manipulations du Libor Au
lieu de cela, elles sont parties sans arrière-pensée dans les coffres
du gouvernement. Ainsi, c’est à des agglomérations et des villes comme
Baltimore (qui a perdu de l’argent dans les fluctuations des
investissements municipaux du fait de la manipulation du Libor.), aux
fonds de pension comme la mutuelle des pompiers et policiers de New
Britain, Connecticut, à d’autres fondations et même à des particuliers
(le milliardaire de l’immobilier Sheldon Solow, qui a engagé une action
en février, affirme que sa compagnie a perdu 450 millions de dollars à
cause des manipulations du Libor qu’il revient d’attaquer les banques
pour obtenir des réparations.
L’un des plus gros procès Libor se déroulait normalement quand, début
mars, une armée d’avocats super-stars représentant les banques s’est
abattue sur la juge fédérale Naomi Buchwald dans le district sud de
New-York pour défendre une motion extraordinaire de récusation. La
dream team
judiciaire des banques provenait de firmes poids lourds liées aux
autorités, telles que Boies Schiller (rappelez-vous que David Boies
représentait Al Gore), Davis Polk (refuge d’ex-régulateurs de haut rang
comme l’ancien chef de l’exécutif de la SEC Linda Thomsen) et Covington
& Burling, le cabinet libéral qui employa à la fois Holder et
Breuer.
La présence au procès de Covington & Burling – représentant –
accrochez-vous – de Citigroup, l’ancien employeur du Secrétaire au
Trésor actuel Jack Lew – était particulièrement provocante. Au moment
même où le procès Libor était classé sans suite, la firme avait embauché
Lenny Breuer lui-même, le même Lenny Breuer qui, à peine quelques mois
plus tôt, en tant qu’adjoint de l’avocat général, s’était dégonflé au
moment de poursuivre l’UBS au pénal au sujet du Libor, en disant :
« notre but n’est pas de détruire une institution financière majeure ».
Quoi qu’il en soit, cet escadron-vedette d’avocats en chaussures
blanches s’est présenté devant Buchwald pour avancer le plus audacieux
des arguments. Robert Wise de Davis Polk, représentant la Bank of
America, dit à Buchwald que les banques ne pouvaient pas être coupables
de collusion anti-concurrentielle parce que personne n’avait jamais dit
que la création du Libor était concurrentielle. « Il est essentiel pour
notre argumentation que ceci n’est pas un processus concurrentiel »,
dit-il. « Les banques ne sont pas en concurrence entre elles dans la
déclaration du Libor. »
Si vous louchez super fort et que vous regardez le problème à travers
un miroir, de préférence la tête en bas, vous pouvez à peu près
visualiser ce que dit Wise. Dans un sens très théorique et technique, le
vrai processus par lequel les banques communiquent leurs données Libor –
18 geeks qui envoient tous les matins des chiffres au bureau de
l’association des banquiers britanniques à Londres – n’est pas très
concurrentiel en soi.
Mais ces chiffres sont supposés refléter les prix du crédit
interbancaire établis dans un marché réel et concurrentiel. Dire que le
processus de communication au Libor n’est pas concurrentiel, c’est un
peu comme souligner que des braqueurs de banque ont respecté les limites
de vitesse sur le chemin de leur hold-up. C’est la variété la plus
stupide de sophisme légal.
Mais Wise arriva même à dépasser cet argument, disant en gros que
s’il est vrai que les banques avaient pu mentir et tromper leurs
clients, elles n’étaient pas coupables de ce crime particulier de
collusion anticoncurrentielle. C’est comme la vieille blague de l’avocat
qui va au tribunal et prétend que son client est forcément innocent
puisqu’il était en train de commettre un crime dans un autre Etat au
moment des faits qui lui sont reprochés.
«
Je crains que les demandeurs confondent une plainte pour une tromperie supposée », dit-il, «
avec une plainte pour infraction à la concurrence »
La juge Buchwald goba totalement cet argument de dingue, et laissa
tomber la majeure partie du dossier. Le Libor, dit-elle, était un «
travail coopératif », qui n’a «
jamais eu pour but d’être concurrentiel ». Sa décision «
ne reflète pas la réalité de ce business, où toutes ces banques agissaient en tant que concurrentes dans tout le processus »,
dit l’avocate antitrust Sokol. Buchwald prit sa décision en dépit du
fait que tant les gouvernements américain que britannique avaient déjà
transigé avec trois banques pour un montant qui se chiffre en milliards
de dollars pour manipulation frauduleuse, manipulation que ces
compagnies avaient reconnues dans leurs conclusions.
Michael Hausfeld de Hausfeld LLP, l’un des premiers avocats des
plaignants dans le procès du Libor, a refusé de commenter spécifiquement
ce rejet. Mais il s’est exprimé sur la signification de l’affaire du
Libor et sur d’autres manipulations qui sont maintenant dans les tuyaux.
«
Il est désormais évident qu’il y a une culture ubiquiste chez
les banques pour s’entendre et tromper leurs clients à chaque fois
qu’ils le peuvent et ce de toutes les manières qu’ils peuvent inventer », dit-il. «
Et ce n’est pas une simple supposition. C’est juste basé sur les raisons pour lesquelles ils se sont fait attraper. »
Greenberger dit que l’absence de conséquences sérieuses pour le
scandale du Libor a juste rendu inévitables d’autres types de
manipulations. « I
l n’y a pas de meilleure thérapie que d’envoyer ceux qui portent des chaussures Gucci en prison », dit-il. «
Mais quand le procureur général dit, ‘je ne veux pas condamner les gens’, c’est le Far West. Il n’y a pas de loi. »
Le problème est qu’un certain nombre de marchés possèdent les mêmes
faiblesses structurelles qui ont failli dans le bordel du Libor. Dans le
cas des
swaps de taux d’intérêts et de l’indicateur ISDAfix, le
système est très similaire à celui du Libor, bien que l’enquête sur ces
marchés se fût plutôt concentrée sur d’autres types d’irrégularités.
Même si les
swaps de taux d’intérêts ne sont pas largement
compris à l’extérieur du monde de la finance, en réalité le concept de
base n’est pas si compliqué. Si vous pouvez imaginer de contracter un
crédit immobilier à taux variable puis de payer une banque pour rendre
vos mensualités fixes, vous avez compris l’idée de base d’un
swap de taux d’intérêts.
En pratique, ce pourrait être un pays comme la Grèce ou un
gouvernement régional comme le comté de Jefferson dans l’Alabama, qui
emprunte de l’argent à un taux d’intérêt variable, avant de se rendre
dans une banque pour «
échanger » (NdT : «
swap ») ce crédit contre un taux fixe plus prévisible. Dans la forme la plus simple d’un contrat de
swap, le client paie une prime pour avoir la sécurité des taux d’intérêts fixes, alors que la firme qui vend le
swap parie généralement qu’elle en sait davantage que ses clients sur les futures variations de taux d’intérêts.
Les prix des
swaps de taux d’intérêts sont souvent basés sur
l’ISDAfix qui, comme le Libor, est encore un de ces indicateurs calculé
de manière privée. Les taux de l’ISDAfix pour le dollar US sont publiés
tous les jours à 11h30 et 15h30, après qu’une bande composée des mêmes
banques « connues de la police » (NdT : «
usual suspect ») (Bank
of America, RBS, Deutsche, JPMorgan Chase, Barclays, etc…) ont envoyé
leurs informations sur l’offre et la demande pour les
swaps.
Et voilà ce que l’on sait jusqu’ici : la CFTC a assigné l’ICAP et pas
moins de quinze banques de ses membres, et projette de les interroger
sur une douzaine d’employés de l’ICAP travaillant au bureau de la
société à Jersey City dans le New Jersey. De plus, l’association
internationale des swaps et des produits dérivés (ISDA), qui travaille
avec l’ICAP (pour les transactions en dollars) et Thomson Reuters pour
calculer l’indicateur ISDAfix, a engagé la firme de consultance Oliver
Wysman pour réviser le processus qui préside au calcul de l’ISDAfix.
Oliver Wyman est la même compagnie qui avait été engagée par
l’association des banquiers britanniques pour réviser le processus de
soumission du Libor après la révélation du scandale l’année dernière. Le
résultat de tout ça, c’est qu’on dirait vraiment que l’ISDAfix
ressemble au Libor à son tout début.
«
Ca rappelle de manière éclatante l’affaire de la manipulation du Libor », dit aux reporters Darrell Duffie, un professeur de finance à l’université de Stanford. «
Les gens ont pu être assez naïfs pour croire que la publication de ces taux était suffisante pour éviter la manipulation ».
Et de la même manière que pour le Libor, les victimes potentielles d’un scandale de manipulation des
swaps
de taux d’intérêts seraient la même bande de pauvres couillons des
agglomérations, villes, sociétés et autres entités non-bancaires qui
n’ont aucun moyen de savoir si elles paient le vrai prix des
swaps ou un prix manipulé à leur profit par les initiés des banques. De plus, l’ISDAfix ne sert pas seulement à calculer le prix des
swaps
de taux d’intérêts, mais aussi à fixer la valeur d’un montant de 550
milliards d’obligations liées à de l’immobilier commercial, et affecte
également le paiement des annuités de certaines retraites d’Etat.
Alors même s’il n’est pas tout à fait aussi répandu que le Libor,
l’ISDAfix a un pouvoir de nuisance suffisant dans l’infrastructure
financière mondiale pour que toute manipulation du taux soit
catastrophique, et qu’une classe étendue de victimes qui inclurait
n’importe qui, des retraités de l’État aux grandes villes en passant par
les investisseurs fortunés en produits structurés, ne se doute pas
qu’elle se fait voler.
«
Comment une municipalité à Cleveland ou n’importe où va-t-elle savoir si elle se fait escroquer ? »,
demande Michael Masters de Masters Capital Management, un gestionnaire
de fonds qui a longtemps plaidé pour une plus grande transparence dans
le monde des dérivés. «
La réponse est qu’elle ne le saura pas ».
Pire encore, l’enquête de la CFTC n’est apparemment pas limitée à une possible manipulation du prix des
swaps
en bidouillant l’ISDAfix. Selon les rapports, la commission cherche
également à savoir si oui ou non les employés de l’ICAP pourraient avoir
intentionnellement retardé la publication du prix des
swaps, ce qui en théorie pourrait donner à quelqu’un (des banquiers, hum, hum) une chance de faire des transactions anticipées.
Les prix des
swaps sont publiés lorsque les employés de l’ICAP
entrent manuellement les données sur un ordinateur appelé « 19901 ».
Quelque 6000 clients s’abonnent à un service qui leur donne accès aux
données qui apparaissent sur l’écran 19901.
La combine ici, c’est que contrairement à un marché plus transparent
et régulé comme la bourse de New York, où le résultat des échanges
d’actions est calculé à peu près instantanément et où tout le monde peut
immédiatement voir l’impact de la transaction sur le cours des actions,
dans le marché du
swap le monde entier est dépendant du fait
qu’une poignée de courtiers saisissent rapidement et honnêtement les
données des transactions à la main sur un écran d’ordinateur.
Tout retard dans la saisie des données des prix fournit aux banques
impliquées dans les transactions une occasion unique de faire du
business avant la publication. Une manière d’imaginer cela serait de se
représenter un champ de courses dans lequel un rideau géant serait tiré
devant la piste quand les chevaux entrent dans la dernière ligne droite –
et où on annoncerait aux spectateurs le cheval gagnant deux minutes
plus tard. Tous ceux qui sont du bon côté du rideau pourraient alors
faire un paquet de paris pertinents avant que les spectateurs
n’apprennent le résultat de la course.
A l’ICAP, le bureau des swaps de taux d’intérêt et l’écran 19901
étaient contrôlés par un petit groupe d’une vingtaine de courtiers, dont
certains gagnaient des millions de dollars. Ces courtiers prenaient
tellement d’argent pour leur pomme que l’unité était surnommée «
l’Ile au Trésor ».
D’ores et déjà, des rapports indiquent que les courtiers de l’Ile au
Trésor ont provoqué de tels retards de manière intentionnelle. Bloomberg
a interviewé un ancien courtier qui a déclaré qu’il avait été témoin du
retard des courtiers ICAP lorsqu’il fallait communiquer le prix des
swaps. «
Cela permet aux vendeurs de dire aux courtiers de rentrer en retard les échanges dans le système au lieu de le faire en temps réel », écrit Bloomberg, notant que l’ancien courtier avait «
été témoin oculaire de telles pratiques ».
Un porte-parole de l’ICAP n’a pas fait de commentaire sur cette
histoire, quoique la compagnie eût publié une déclaration selon laquelle
elle «
coopère » avec l’enquête de la CFTC et qu’elle «
applique des politiques qui interdisent » le comportement déviant décrit dans les rapports.
L’idée que les prix sur un marché de 379 mille milliards de dollars
puissent être dépendants d’un bureau d’environ 20 types dans le New
Jersey devrait en dire long à propos de l’absurdité de notre
infrastructure financière. Toute l’affaire, en fait, intègre des
éléments d’humour noir. «
C’est presque hilarant dans l’ironie », déclare David Frenk, directeur de recherche pour Better Markets, un groupe partisan de la réforme de la finance, «
qu’ils aient appelé ça ISDAfix » (N
dT : jeu de mot sur la signification de fix en anglais : réparer, corriger)
Après les scandales impliquant le Libor et peut-être l’ISDAfix, la
question qui devrait causer la panique chez tout le monde est celle-ci :
quels autres marchés alentour portent-il en eux le même potentiel de
manipulation ? La réponse à cette question est loin d’être rassurante,
parce que ce potentiel est quasiment universel. De l’or au gaz en
passant par les
swaps et les taux d’intérêt, partout dans le
monde, les prix dépendent de petites cabales privées d’initiés
machonneurs de gros cigares à qui nous sommes obligés de faire confiance
« Dans tous les marchés hors cote, on n’a pas vraiment de prix, sauf ceux d’une bande de types qui s’entendent », note Master désabusé
.
Cela inclut les marchés de l’or (dans lequel les prix sont fixés par
cinq banques suivant une procédure de téléconférence à la Libor,
procédure qui, ironie de l’histoire, a été créée en partie par N M
Rothschild & Fils) et de l’argent métal (dont les prix sont sont
fixés par seulement trois banques), de même qu’un certain nombre
d’indicateurs dans de nombreux autres marchés – le kérosène, le diesel,
l’électricité, la charbon, tout ce que vous voulez. Le problème dans
chacun de ces marchés est le même : nous sommes obligés de nous reposer
sur l’honnêteté de sociétés telles que Barclays (déjà reconnue coupable
et qui a dû payer une amende de 453 millions de dollars dans l’affaire
du Libor) ou JP Morgan CHase (qui a payé un arrangement de 228 millions
de dollars dans l’affaire du trucage des enchères des obligations
municipales) ou encore UBS (condamnée à une amende de 1,66 milliards de
dollars pour la manipulation du Libor ET le trucage des enchères
d’obligations) et la communication sincères des vrais prix des choses
telles que taux d’intérêts, swaps, devises ou matières premières…
Tous ces indicateurs basés sur la communication volontaire sont sous
le coup d’investigations par les régulateurs de par le monde, et Dieu
sait ce qu’ils vont trouver. La Fédération Européenne des usagers de
Services Financiers a écrit dans un rapport officiel l’été dernier que
tous ces systèmes sont mûrs pour des manipulations. «
En général » écrit-elle, «
ces marchés qui sont basés sur la remontée d’informations volontaire et déclaratives par des ‘agents dont les profits dépendent de tels indicateurs sont particulièrement vulnérables aux abus et aux distorsions ».
Traduction : quand les prix sont fixés par des compagnies qui peuvent bénéficier de leur manipulation, nous sommes baisés.
«
Prenez celui que vous voulez », dit Frenk, «
chacun de ces indicateurs est un potentiel de corruption »
La seule et unique raison pour laquelle ce problème n’a pas reçu
l’attention qu’il mérite est que son ampleur est tellement inimaginable
que le péquin ne peut tout simplement pas la concevoir. Ce n’est pas
seulement voler en mettant la main dans votre poche et en piquant
l’argent, mais c’est du vol dans lequel les banques n’ont que quelques
boutons à pousser pour que, par magie, ce qui se trouve dans votre poche
perde de sa valeur. C’est une corruption au niveau moléculaire de
l’économie, un vol du 21ème siècle – et ça ne fait que commencer…
Article original publié sur le site de Rolling Stone USA le 25 avril 2013
http://www.rollingstone.com/politics/news/everything-is-rigged-the-big...
Traduction : Laetsgo, SuperNo, Touchatout (par ordre alphabétique !)
http://www.banksters.fr/2013/05/tout-est-truque-le-plus-grand-scandale...