Il ne s'agit aucunement de nostalgie, mais de témoignage. Les jeunes générations auront besoin de comprendre, avec des exemples précis, comment leurs ancêtres travaillaient, à une époque où 70% de la main-d'œuvre, employeurs et employés confondus, était encore dans l'agriculture. Pour comparer, aujourd'hui on doit avoisiner les 3%. J'ai repris mes souvenirs qui datent d'environ 60 ans, ce qui n'est pas si loin. Les illustrations correspondent aux vrais modèles que j'ai connus.
Moissons et Battages
Quand j'étais encore minot, la
récolte des céréales s'avançait, telle une cérémonie quasi
religieuse, qui se déplaçait de ferme en ferme avec la "machine
à battre", et tout ce qui tournait autour.
Moissons
Mais auparavant, chaque récoltant,
aidé d'un voisin ou deux, des enfants qu'il pouvait avoir, devait
accomplir les moissons. Il fallait guetter le bon moment. Alors,
sortait d'un hangar poussiéreux la moissonneuse-lieuse, grand
progrès devant la faucille, puis la faux avec son "panier"
amovible où se couchaient les épis, puis la faucheuse adaptée avec souvent des moyens de fortune, mais tellement plus rapide et moins fatigante ! Cette
moissonneuse-lieuse, tirée par un cheval (le plus souvent deux), et plus tard un tracteur,
coupait les épis, dont les tiges se rangeaient bien sagement dans
une glissière. Quand la pression des tiges (la paille) devenait trop
forte, un petit levier de plus en plus poussé par la pression se déclenchait, commandait un grand bras
courbe, où passait la ficelle. Quand le bras séparait les épis de
la fournée suivante, une sorte de bec de canard pivotait, bouclait
un nœud, et coupait la ficelle. Ce "bouquet" d'épis,
qu'on appelait une "gerbe", était alors évacué à
l'arrière, dans une sorte de panier métallique. Le surveillant de
la machine, assis à l'arrière, attendait que plusieurs gerbes
s'entassent dans le panier pour relever son pied, relié par une
sorte de pédale de bicyclette munie d'une petite courroie genre
cale-pied à un grand levier : les gerbes glissaient alors à
terre. Pendant ce temps-là bien entendu, d'autres gerbes étaient en
formation dans la machine. Celle-ci n'étant en aucune façon
suspendue, le conducteur juché là-haut était secoué et bousculé.
Devant cet engin, un autre travailleur
conduisait les bœufs, les chevaux (la machine était lourde), ou
plus tard le tracteur. A l'époque mon père n'avait toujours pas de
tracteur, c'était celui de mon oncle qui officiait : à partir
de l'âge de douze ans c'est à moi qu'échut l'honneur de
conduire le véhicule, en suivant scrupuleusement les rangs de blé,
d'orge d'automne (escourgeon) ou de printemps ("baillarge"),
ou encore d'avoine.
Pendant ce temps-là, les autres
personnes de la ferme reprenaient les petits tas de gerbes, les
regroupaient par treize : quatre en croix, les grains au centre,
puis quatre, encore quatre, et une gerbe au sommet pour servir de
"toit" en cas de pluie éventuelle. Le champ coupé, les
conducteurs venaient aider à terminer cette protection.
S'il pleuvait fort, il fallait défaire
les tas, poser les gerbes côte à côte, attendre qu'elles sèchent,
puis reconstituer tous les tas. Les années vraiment pluvieuses, il
fallait recommencer plusieurs fois ainsi. Par grand vent bien
entendu, faire le tour des champs pour vérifier les tas était de
règle. Une chose amusante ? Ces sortes de tourbillons très
localisés, comme des micro-tornades, qui se produisaient quand il
faisait très chaud. On les appelait "des sorcières".
Quand elles passaient dans un champ, sur leur chemin des gerbes
montaient à dix mètres de hauteur, voire plus, et retombaient en
vrac, la ficelle souvent cassée. Il fallait les reconstituer,
reformer les tas.
Quand le grain était suffisamment sec,
avec une grande charrette équipée de hautes barrières de bois, les
"ranches", les gerbes étaient transportées à la ferme :
il fallait bâtir les"gerbiers" en prévision des battages.
Ces tas, de plusieurs mètres de haut, pas loin de dix mètres,
étaient bâtis en forme d'ellipse grossière, là encore avec les
grains côté intérieur. Ces gerbiers mesuraient facilement douze,
quinze mètres de long, sur quatre mètres de large.Ils montaient en
s'élargissant un peu, puis s'amenuisaient au sommet pour terminer
avec une seule ligne de gerbes, là aussi servant de toit. La
tradition voulait que le dernier gerbier terminé, un bouquet de
fleurs des champs le couronne. Pour ce faire, les fermiers
utilisaient de grandes échelles de bois, non télescopiques. Il
s'agissait de fûts d'arbres minces et bien droits, fendus, auxquels
étaient assujettis des barreaux, les "rollons".
Battages
Le grand jour approchait. Les
cuisinières s'affairaient dès la veille pour préparer des repas à
plusieurs dizaines d'hommes affamés. Généralement assez tard le
soir, après son travail à la ferme précédente, le "patron"
de la batteuse arrivait, juché sur son tracteur antédiluvien,
poussif, bruyant, à essence bien entendu, qui traînait "la
machine" munie de roues. La mise en place se faisait là. A
force de manœuvres, la batteuse était glissée entre deux gerbiers
(il y avait normalement juste la place), et le tracteur était placé
face à elle.
Le lendemain matin, tous les voisins
arrivaient, la fourche à trois doigts sur l'épaule. Ils se
répartissaient selon les besoins, et les compétences de chacun.
archives personnelles - photo prise par mon arrière-grand-père |
Les premiers grimpaient, avec les
fameuses échelles, sur les gerbiers : au départ ils n'étaient
que deux, puis au fur et à mesure que la place s'élargissait, ils
en finissaient à être sept, huit, se passant les gerbes en
direction de la machine.
D'autres montaient sur la batteuse
elle-même, l'un d'eux coupant les ficelles et étalant la gerbe sur
un tapis roulant. Ils se relayaient bien entendu.
D'autres encore se postaient à
l'arrière de la "bête", d'où jaillissaient le long de
glissières les bottes de paille débarrassée de son grain, bottes
liées avec des ficelles plus grosses en général que celles des
gerbes, puisque destinées à durer jusqu'à un an. Ce n'est pas la
batteuse qui se chargeait de ce travail, couplée à elle par une
autre courroie une botteleuse permettait de répartir
l'effort. Ces hommes à l'arrière bâtissaient le "pailler".
Dans les fermes "importantes" (pour l'époque), ce pailler
était très imposant, puisqu'à lui seul, il occupait presque autant
de volume que tous les gerbiers réunis.
Les derniers attendaient, devant la
machine, à côté de l'énorme courroie qui, depuis le tracteur,
entraînait la poulie de la batteuse. Eux engageaient des sacs de
jute, dont des dizaines attendaient leur tour, sous de petits
guichets munis d'une trappe. C'est là que jaillissaient les grains,
par catégories, y compris les "mauvaises herbes" qui
nourrissaient poules ou cochons. Les céréales nobles, de loin les
plus nombreuses, emplissaient leurs sacs très vite. Il fallait le
coup d'œil, pour fermer au bon moment la trappe. Alors, avec une
barre de bois solide, à deux les hommes chargeaient le sac sur
l'épaule d'un autre, en direction du grenier, ou d'un endroit de
stockage au sec pour le négociant qui passerait les chercher avec un
camion. Il fallait être fort pour ce travail : pendant des
heures il fallait coltiner ces sacs de quatre-vingts kilos, puis
retourner chercher le suivant.
L'enveloppe du grain, pour sa part, "la
balle", était évacuée en ronflant, poussée par un énorme
ventilateur interne via un gros tuyau de tôle vers un tas, c'était
pratiquement le seul sous-produit inutile. En fait, traitée
correctement elle aurait pu sans doute servir pour fabriquer de la
pâte à papier d'emballage.
Autour de tous ces hommes qui trimaient
toute la journée, évoluaient les femmes et les enfants les plus
grands, ils apportaient à boire à ces hommes vivant dans une énorme
poussière. Que leur était-il proposé ? Du vin un peu coupé
d'eau, ou aussi un mélange curieux d'eau, de café, de sucre, et
d'eau-de-vie, le "filant quatre" (il en existait des
variantes bien entendu).
Le midi, et aussi le soir quand c'était
fini tard, le travail s'arrêtait le temps du repas. Les bancs de
bois s'alignaient pour caser tout le monde autour des tables, de bois
brut également. Les tables, les mêmes piles d'assiettes, les mêmes couverts
passaient d'une ferme à l'autre, car c'est souvent une cinquantaine
de personnes (sans les cuisinières et les enfants) qu'il fallait sustenter sans compter. Il s'agissait de
nourriture solide, car malgré la chaleur tout le monde avait très
faim. Les cuisinières se mettaient à table après les hommes,
pendant qu'ils retournaient à leurs postes. Même les enfants pour
qui c'était l'occasion de jouer ensemble, étaient fort heureux de
faire alors une pause autour des tables dans leurs galopades et leurs
cris.
Arrivait le soir. Dans le soleil
déclinant, les hommes des gerbiers, au lieu de laisser glisser les
gerbes vers le bas, devaient désormais les hisser vers les hommes de
la plate-forme. Les hommes aux sacs avançaient moins vite. Ceux du
pailler bâtissaient en escalier les derniers rangs de bottes. Tous
étaient noirs de poussière et de sueur.
Non, le tracteur qui actionnait la batteuse n'était pas jeune ! |
Et puis l'entrepreneur de la batteuse
débrayait la poulie, pendant que partaient les derniers sacs. Il
avançait légèrement le tracteur, après avoir enlevé toutes les
cales qui le maintenaient immobile. Cela lui permettait de dégager
la courroie, et de la replier grossièrement pour la mettre à
plusieurs dans une remorque, car elle était fort lourde. Il n'avait
plus qu'à faire changer de direction le tracteur, afin de le reculer
vers la batteuse, et d'enclencher le crochet de transport.
L'ébranlement soudain de cette machine, avec ses deux roues avant
orientables, était toujours impressionnant. Elle manœuvrait là où
s'étaient bâtis les gerbiers, sur cette aire où ne subsistaient
que quelques tiges cassées, le tas inutile de "balle" qui
finissait généralement sur le fumier, et l'imposant pailler qui
servirait de litière aux animaux de la ferme. C'était fini
pour un an dans cette ferme-là.
Le lendemain matin, décrassés, après
une nuit bien gagnée, les hommes devaient reprendre ces tâches,
terribles dans la chaleur de l'été. Nos proches ancêtres étaient
bien solides ! car le rôle des femmes n'était pas moins
harassant. N'oublions pas que, pendant ce temps-là, il fallait aussi s'occuper du bétail, de la traite (à la main), et du reste : chaque ferme pratiquait la polyculture, et le soin aux animaux ne souffrait aucune journée "de congé".
Dans mon village, ces travaux collectifs ont duré jusque
vers la fin des années soixante. Puis arrivèrent les
moissonneuses-batteuses. Aujourd'hui, entre le moment où la tige de
la céréale est coupée, et celui où le grain arrive chez le
négociant, il ne s'écoule que quelques heures au maximum. Tout en roulant, la
machine déverse par une vis sans fin le grain dans une remorque à
hauts bords métalliques qui avance à la même vitesse. Dès que
cette remorque est pleine, un autre tracteur approche avec une autre
remorque, et ainsi de suite. Les véhicules font directement une noria
chez l'industriel ou à la coopérative, jusque au-dessus d'une sorte de grille dans le
sol ; en manœuvrant un levier le fond de la remorque s'ouvre, et le
grain qui glisse en-dessous est monté là encore par une vis sans
fin vers le silo. Autrefois, c'est un mois qu'il fallait, de la
moissonneuse-lieuse au stockage industriel, mais le grain avait mieux
le temps de mûrir, s'il ne subissait pas entre-temps les
intempéries.
Salut Bab,
RépondreSupprimerÇa me fait plaisir de lire ce texte. Je suis un peu plus jeune que toi et mes souvenirs sont moins précis. De plus la première moissonneuse-batteuse est arrivée chez nous l'été 1963. J'avais sept ans lors des derniers battages à l'ancienne...
Je me souviens du bruit, de la poussière et du travail harassant qui laissait les hommes épuisés. Les femmes, outre la cuisine, se tapaient la traite des vaches ou participaient aux postes demandant moins de force physique.
Beau texte, ça me rappelle ce que me racontait mon père.
RépondreSupprimerOh bizarrement j'ai encore beaucoup de souvenirs précis. Mais c'est vrai : pour les battages, seuls les hommes étaient présents, les femmes étaient soit en cuisine, soit restées pour certaines à la maison. Quant aux gamins, ils ne se retrouvaient dans la fournaise que s'ils étaient au moins presque majeurs (avec une majorité à 21 ans). On n'allait pas les mettre parmi les porteurs de sacs ! Mon père a dû subir cette terrible épreuve pendant au moins trente ans, parce qu'il était plus costaud que d'autres. C'est sans doute pourquoi il a été mis à la retraite dès 60 ans, au lieu de 65, complètement usé.
RépondreSupprimerCeci dit, conduire un tracteur à 12 ans n'était sans doute pas une très bonne idée, en raison des risques pour le dos sur un siège au confort très approximatif. Mais cela libérait un poste d'homme...