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mardi 30 octobre 2012

Moissons et battages autrefois, pour témoigner

Il ne s'agit aucunement de nostalgie, mais de témoignage. Les jeunes générations auront besoin de comprendre, avec des exemples précis, comment leurs ancêtres travaillaient, à une époque où 70% de la main-d'œuvre, employeurs et employés confondus, était encore dans l'agriculture. Pour comparer, aujourd'hui on doit avoisiner les 3%. J'ai repris mes souvenirs qui datent d'environ 60 ans, ce qui n'est pas si loin. Les illustrations correspondent aux vrais modèles que j'ai connus.

Moissons et Battages

Quand j'étais encore minot, la récolte des céréales s'avançait, telle une cérémonie quasi religieuse, qui se déplaçait de ferme en ferme avec la "machine à battre", et tout ce qui tournait autour.

Moissons

Mais auparavant, chaque récoltant, aidé d'un voisin ou deux, des enfants qu'il pouvait avoir, devait accomplir les moissons. Il fallait guetter le bon moment. Alors, sortait d'un hangar poussiéreux la moissonneuse-lieuse, grand progrès devant la faucille, puis la faux avec son "panier" amovible où se couchaient les épis, puis la faucheuse adaptée avec souvent des moyens de fortune, mais tellement plus rapide et moins fatigante ! Cette moissonneuse-lieuse, tirée par un cheval (le plus souvent deux), et plus tard un tracteur, coupait les épis, dont les tiges se rangeaient bien sagement dans une glissière. Quand la pression des tiges (la paille) devenait trop forte, un petit levier de plus en plus poussé par la pression se déclenchait, commandait un grand bras courbe, où passait la ficelle. Quand le bras séparait les épis de la fournée suivante, une sorte de bec de canard pivotait, bouclait un nœud, et coupait la ficelle. Ce "bouquet" d'épis, qu'on appelait une "gerbe", était alors évacué à l'arrière, dans une sorte de panier métallique. Le surveillant de la machine, assis à l'arrière, attendait que plusieurs gerbes s'entassent dans le panier pour relever son pied, relié par une sorte de pédale de bicyclette munie d'une petite courroie genre cale-pied à un grand levier : les gerbes glissaient alors à terre. Pendant ce temps-là bien entendu, d'autres gerbes étaient en formation dans la machine. Celle-ci n'étant en aucune façon suspendue, le conducteur juché là-haut était secoué et bousculé.


Devant cet engin, un autre travailleur conduisait les bœufs, les chevaux (la machine était lourde), ou plus tard le tracteur. A l'époque mon père n'avait toujours pas de tracteur, c'était celui de mon oncle qui officiait : à partir de l'âge de douze ans c'est à moi qu'échut l'honneur de conduire le véhicule, en suivant scrupuleusement les rangs de blé, d'orge d'automne (escourgeon) ou de printemps ("baillarge"), ou encore d'avoine.

Pendant ce temps-là, les autres personnes de la ferme reprenaient les petits tas de gerbes, les regroupaient par treize : quatre en croix, les grains au centre, puis quatre, encore quatre, et une gerbe au sommet pour servir de "toit" en cas de pluie éventuelle. Le champ coupé, les conducteurs venaient aider à terminer cette protection.

S'il pleuvait fort, il fallait défaire les tas, poser les gerbes côte à côte, attendre qu'elles sèchent, puis reconstituer tous les tas. Les années vraiment pluvieuses, il fallait recommencer plusieurs fois ainsi. Par grand vent bien entendu, faire le tour des champs pour vérifier les tas était de règle. Une chose amusante ? Ces sortes de tourbillons très localisés, comme des micro-tornades, qui se produisaient quand il faisait très chaud. On les appelait "des sorcières". Quand elles passaient dans un champ, sur leur chemin des gerbes montaient à dix mètres de hauteur, voire plus, et retombaient en vrac, la ficelle souvent cassée. Il fallait les reconstituer, reformer les tas.

Quand le grain était suffisamment sec, avec une grande charrette équipée de hautes barrières de bois, les "ranches", les gerbes étaient transportées à la ferme : il fallait bâtir les"gerbiers" en prévision des battages. Ces tas, de plusieurs mètres de haut, pas loin de dix mètres, étaient bâtis en forme d'ellipse grossière, là encore avec les grains côté intérieur. Ces gerbiers mesuraient facilement douze, quinze mètres de long, sur quatre mètres de large.Ils montaient en s'élargissant un peu, puis s'amenuisaient au sommet pour terminer avec une seule ligne de gerbes, là aussi servant de toit. La tradition voulait que le dernier gerbier terminé, un bouquet de fleurs des champs le couronne. Pour ce faire, les fermiers utilisaient de grandes échelles de bois, non télescopiques. Il s'agissait de fûts d'arbres minces et bien droits, fendus, auxquels étaient assujettis des barreaux, les "rollons".

Battages

Le grand jour approchait. Les cuisinières s'affairaient dès la veille pour préparer des repas à plusieurs dizaines d'hommes affamés. Généralement assez tard le soir, après son travail à la ferme précédente, le "patron" de la batteuse arrivait, juché sur son tracteur antédiluvien, poussif, bruyant, à essence bien entendu, qui traînait "la machine" munie de roues. La mise en place se faisait là. A force de manœuvres, la batteuse était glissée entre deux gerbiers (il y avait normalement juste la place), et le tracteur était placé face à elle.

Le lendemain matin, tous les voisins arrivaient, la fourche à trois doigts sur l'épaule. Ils se répartissaient selon les besoins, et les compétences de chacun.

archives personnelles - photo prise par mon arrière-grand-père
Les premiers grimpaient, avec les fameuses échelles, sur les gerbiers : au départ ils n'étaient que deux, puis au fur et à mesure que la place s'élargissait, ils en finissaient à être sept, huit, se passant les gerbes en direction de la machine.

D'autres montaient sur la batteuse elle-même, l'un d'eux coupant les ficelles et étalant la gerbe sur un tapis roulant. Ils se relayaient bien entendu.

D'autres encore se postaient à l'arrière de la "bête", d'où jaillissaient le long de glissières les bottes de paille débarrassée de son grain, bottes liées avec des ficelles plus grosses en général que celles des gerbes, puisque destinées à durer jusqu'à un an. Ce n'est pas la batteuse qui se chargeait de ce travail, couplée à elle par une autre courroie une botteleuse permettait de répartir l'effort. Ces hommes à l'arrière bâtissaient le "pailler". Dans les fermes "importantes" (pour l'époque), ce pailler était très imposant, puisqu'à lui seul, il occupait presque autant de volume que tous les gerbiers réunis.

Les derniers attendaient, devant la machine, à côté de l'énorme courroie qui, depuis le tracteur, entraînait la poulie de la batteuse. Eux engageaient des sacs de jute, dont des dizaines attendaient leur tour, sous de petits guichets munis d'une trappe. C'est là que jaillissaient les grains, par catégories, y compris les "mauvaises herbes" qui nourrissaient poules ou cochons. Les céréales nobles, de loin les plus nombreuses, emplissaient leurs sacs très vite. Il fallait le coup d'œil, pour fermer au bon moment la trappe. Alors, avec une barre de bois solide, à deux les hommes chargeaient le sac sur l'épaule d'un autre, en direction du grenier, ou d'un endroit de stockage au sec pour le négociant qui passerait les chercher avec un camion. Il fallait être fort pour ce travail : pendant des heures il fallait coltiner ces sacs de quatre-vingts kilos, puis retourner chercher le suivant.

L'enveloppe du grain, pour sa part, "la balle", était évacuée en ronflant, poussée par un énorme ventilateur interne via un gros tuyau de tôle vers un tas, c'était pratiquement le seul sous-produit inutile. En fait, traitée correctement elle aurait pu sans doute servir pour fabriquer de la pâte à papier d'emballage.

Autour de tous ces hommes qui trimaient toute la journée, évoluaient les femmes et les enfants les plus grands, ils apportaient à boire à ces hommes vivant dans une énorme poussière. Que leur était-il proposé ? Du vin un peu coupé d'eau, ou aussi un mélange curieux d'eau, de café, de sucre, et d'eau-de-vie, le "filant quatre" (il en existait des variantes bien entendu).

Le midi, et aussi le soir quand c'était fini tard, le travail s'arrêtait le temps du repas. Les bancs de bois s'alignaient pour caser tout le monde autour des tables, de bois brut également. Les tables, les mêmes piles d'assiettes, les mêmes couverts passaient d'une ferme à l'autre, car c'est souvent une cinquantaine de personnes (sans les cuisinières et les enfants) qu'il fallait sustenter sans compter. Il s'agissait de nourriture solide, car malgré la chaleur tout le monde avait très faim. Les cuisinières se mettaient à table après les hommes, pendant qu'ils retournaient à leurs postes. Même les enfants pour qui c'était l'occasion de jouer ensemble, étaient fort heureux de faire alors une pause autour des tables dans leurs galopades et leurs cris.

Arrivait le soir. Dans le soleil déclinant, les hommes des gerbiers, au lieu de laisser glisser les gerbes vers le bas, devaient désormais les hisser vers les hommes de la plate-forme. Les hommes aux sacs avançaient moins vite. Ceux du pailler bâtissaient en escalier les derniers rangs de bottes. Tous étaient noirs de poussière et de sueur.

Non, le tracteur qui actionnait la batteuse n'était pas jeune !
Et puis l'entrepreneur de la batteuse débrayait la poulie, pendant que partaient les derniers sacs. Il avançait légèrement le tracteur, après avoir enlevé toutes les cales qui le maintenaient immobile. Cela lui permettait de dégager la courroie, et de la replier grossièrement pour la mettre à plusieurs dans une remorque, car elle était fort lourde. Il n'avait plus qu'à faire changer de direction le tracteur, afin de le reculer vers la batteuse, et d'enclencher le crochet de transport. L'ébranlement soudain de cette machine, avec ses deux roues avant orientables, était toujours impressionnant. Elle manœuvrait là où s'étaient bâtis les gerbiers, sur cette aire où ne subsistaient que quelques tiges cassées, le tas inutile de "balle" qui finissait généralement sur le fumier, et l'imposant pailler qui servirait de litière aux animaux de la ferme. C'était fini pour un an dans cette ferme-là.

Le lendemain matin, décrassés, après une nuit bien gagnée, les hommes devaient reprendre ces tâches, terribles dans la chaleur de l'été. Nos proches ancêtres étaient bien solides ! car le rôle des femmes n'était pas moins harassant. N'oublions pas que, pendant ce temps-là, il fallait aussi s'occuper du bétail, de la traite (à la main), et du reste : chaque ferme pratiquait la polyculture, et le soin aux animaux ne souffrait aucune journée "de congé".

Dans mon village, ces travaux collectifs ont duré jusque vers la fin des années soixante. Puis arrivèrent les moissonneuses-batteuses. Aujourd'hui, entre le moment où la tige de la céréale est coupée, et celui où le grain arrive chez le négociant, il ne s'écoule que quelques heures au maximum. Tout en roulant, la machine déverse par une vis sans fin le grain dans une remorque à hauts bords métalliques qui avance à la même vitesse. Dès que cette remorque est pleine, un autre tracteur approche avec une autre remorque, et ainsi de suite. Les véhicules font directement une noria chez l'industriel ou à la coopérative, jusque au-dessus d'une sorte de grille dans le sol ; en manœuvrant un levier le fond de la remorque s'ouvre, et le grain qui glisse en-dessous est monté là encore par une vis sans fin vers le silo. Autrefois, c'est un mois qu'il fallait, de la moissonneuse-lieuse au stockage industriel, mais le grain avait mieux le temps de mûrir, s'il ne subissait pas entre-temps les intempéries.

3 commentaires:

  1. Salut Bab,

    Ça me fait plaisir de lire ce texte. Je suis un peu plus jeune que toi et mes souvenirs sont moins précis. De plus la première moissonneuse-batteuse est arrivée chez nous l'été 1963. J'avais sept ans lors des derniers battages à l'ancienne...

    Je me souviens du bruit, de la poussière et du travail harassant qui laissait les hommes épuisés. Les femmes, outre la cuisine, se tapaient la traite des vaches ou participaient aux postes demandant moins de force physique.

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  2. Beau texte, ça me rappelle ce que me racontait mon père.

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  3. Oh bizarrement j'ai encore beaucoup de souvenirs précis. Mais c'est vrai : pour les battages, seuls les hommes étaient présents, les femmes étaient soit en cuisine, soit restées pour certaines à la maison. Quant aux gamins, ils ne se retrouvaient dans la fournaise que s'ils étaient au moins presque majeurs (avec une majorité à 21 ans). On n'allait pas les mettre parmi les porteurs de sacs ! Mon père a dû subir cette terrible épreuve pendant au moins trente ans, parce qu'il était plus costaud que d'autres. C'est sans doute pourquoi il a été mis à la retraite dès 60 ans, au lieu de 65, complètement usé.

    Ceci dit, conduire un tracteur à 12 ans n'était sans doute pas une très bonne idée, en raison des risques pour le dos sur un siège au confort très approximatif. Mais cela libérait un poste d'homme...

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