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jeudi 10 mars 2016

Le néolibéralisme, un fascisme ? Oui, certainement ! par Pierre Verhas

Voilà un article qui va au fond même du Système actuel, et qui en démonte les mécanismes les plus basiques. Merci au Grand Soir pour avoir relayé ce billet.


Selon la présidente de l’Association syndicale des magistrats belges...

Le néolibéralisme, un fascisme ? Oui, certainement !

Dans Le Soir du jeudi 3 mars 2016, Madame Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats en Belgique, a fait paraître une tribune intitulée « le néolibéralisme est un fascisme ! ». Madame Cadelli est en effet connue pour ne pas avoir sa langue dans sa poche. L’année dernière, par exemple, elle a dénoncé avec vigueur la politisation du Conseil supérieur de la Justice, alors qu’il a été créé pour éviter cette fameuse politisation. Aujourd’hui, elle s’attaque au néolibéralisme bien présent dans le gouvernement de Charles Michel.
Ses propos, on s’y attendait, ont provoqué une levée de boucliers chez les tenants du libéralisme pur et dur en Belgique francophone. Henri Miller, Louis Michel, Corentin de Salle y sont allés de leurs dénonciations indignées ! Oser les traiter de fascistes, eux, les libéraux purs et durs, tenants d’une pensée inaliénable issue des Lumières ! Horresco referens ! Louis Michel est allé jusqu’à dire : « Je ne voudrais pas être jugé par cette magistrate ! » Tiens ! Ce serait instructif de voir cela, s’il échait…

Outre le titre « provocateur », qu’écrit donc Madame Cadelli ? Elle commence par distinguer clairement libéralisme, doctrine « déduite de la philosophie des Lumières, à la fois politique et économique, qui visait à imposer à l’Etat la distance nécessaire au respect des libertés et à l’avènement des émancipations démocratiques. Il a été le moteur de l’avènement et des progrès des démocraties occidentales. » et le néolibéralisme qui est « cet économisme total qui frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre époque. C’est un extrémisme. »

Elle définit ensuite le fascisme comme étant « l’assujettissement de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire et nihiliste. » Le néolibéralisme est donc un fascisme « car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun. »

Manuela Cadelli passe ensuite en revue les différentes mesures néolibérales imposées par la finance.

Tout d’abord, l’austérité est désormais « une valeur supérieure qui remplace le politique. » Elle s’inscrit même dans les Constitutions des Etats et « ridiculise » les services publics. L’austérité a des graves conséquences sur la base philosophique de notre vie socialie, car elle génère en outre un « nihilisme » qui « a permis de congédier l’universalisme et les valeurs humanistes les plus évidentes : solidarité, fraternité, intégration et respect de tous et des différences. » Même la pensée économique en est ébranlée. Autrefois, le travail était un élément de la demande, aujourd’hui il n’est plus qu’une « simple variable d’ajustement. »

La novlangue orwellienne

La magistrate dénonce ensuite l’évolution orwellienne de notre société. Elle énumère une série de mots dont la définition académique est transformée « … comme dans le roman de George Orwell, le néolibéralisme a sa novlangue et ses éléments de communication qui permettent de déformer le réel. Ainsi, toute coupe budgétaire relève-t-elle actuellement de la modernisation des secteurs touchés. Les plus démunis ne se voient plus rembourser certains soins de santé et renoncent à consulter un dentiste ? C’est que la modernisation de la sécurité sociale est en marche.

L’abstraction domine dans le discours public pour en évincer les implications sur l’humain. Ainsi, s’agissant des migrants, est-il impérieux que leur accueil ne crée pas un appel d’air que nos finances ne pourraient assumer. De même, certaines personnes sont-elles qualifiées d’assistées parce qu’elles relèvent de la solidarité nationale. »

Un autre aspect est le « culte de l’évaluation ». On applique le darwinisme social qui invite à tout le temps faire des performances et estime que « faiblir c’est faillir ». C’est aussi un totalitarisme de la pensée : « tout postulat humaniste est disqualifié ou démonétisé car le néolibéralisme a le monopole de la rationalité et du réalisme. Margaret Thatcher l’a indiqué en 1985 : « There is no alternative » (le célèbre TINA). Tout le reste n’est qu’utopie, déraison et régression. Les vertus du débat et de la conflictualité sont discréditées puisque l’histoire est régie par une nécessité. »

L’efficacité est la maîtresse absolue. L’évaluation permanente détruit la confiance et les relations sociales. « La créativité et l’esprit critique sont étouffés par la gestion. Et chacun de battre sa coulpe sur les gaspillages et les inerties dont il est coupable. »

Comme magistrate, Madame Cadelli se penche sur la Justice en Belgique qui, d’après elle, est la dernière de tous les Etats de l’Atlantique à l’Oural !

Le néolibéralisme engendre des normes qui concurrencent les lois votées au Parlement. « La puissance démocratique du droit est donc compromise. Dans la concrétisation qu’ils représentent des libertés et des émancipations, et l’empêchement des abus qu’ils imposent, le droit et la procédure sont désormais des obstacles. »

D’autre part, les restrictions budgétaires, la Justice n’est plus ce contre pouvoir prévu par la Constitution. « En deux ans, le gouvernement a réussi à lui ôter l’indépendance que la Constitution lui avait conférée dans l’intérêt du citoyen afin qu’elle joue ce rôle de contre-pouvoir qu’il attend d’elle. Le projet est manifestement celui-là : qu’il n’y ait plus de justice en Belgique. »

Et elle constate : « Et pendant que l’État belge consentait sur dix ans des cadeaux fiscaux de 7 milliards aux multinationales, le justiciable a vu l’accès à la justice surtaxé (augmentation des droits de greffe, taxation à 21 % des honoraires d’avocat). Désormais pour obtenir réparation, les victimes d’injustice doivent être riches. »

Ensuite, l’auteure dénonce une classe dominante bien décrite par Thomas Piketty dans son livre Le capital au XXIe siècle. Cette classe ne se soucie ni d’éthique, ni de l’intérêt général. Elle s’impose par sa brutalité.

Enfin, Manuela Cadelli dénonce « l’idéal sécuritaire » issu du terrorisme : « Le terrorisme, cet autre nihilisme qui révèle nos faiblesses et notre couardise dans l’affirmation de nos valeurs, est susceptible d’aggraver le processus en permettant bientôt de justifier toutes les atteintes aux libertés, à la contestation, de se passer des juges qualifiés inefficaces, et de diminuer encore la protection sociale des plus démunis, sacrifiée à cet « idéal » de sécurité. »

Après ces terribles constats, il reste cependant un espoir comme cela s’est passé à plusieurs reprises tout au long de l’histoire : reprenant Machiavel, la juge écrit « plus la situation est tragique, plus elle commande l’action et le refus de « s’abandonner » (…). Cet enseignement s’impose à l’évidence à notre époque où tout semble compromis. La détermination des citoyens attachés à la radicalité des valeurs démocratiques constitue une ressource inestimable qui n’a pas encore révélé, à tout le moins en Belgique, son potentiel d’entraînement et sa puissance de modifier ce qui est présenté comme inéluctable. Grâce aux réseaux sociaux et à la prise de parole, chacun peut désormais s’engager, particulièrement au sein des services publics, dans les universités, avec le monde étudiant, dans la magistrature et au barreau, pour ramener le bien commun et la justice sociale au cœur du débat public et au sein de l’administration de l’État et des collectivités. »

Le salut est donc dans l’engagement. Mais, sans doute est-ce quelque peu optimiste étant donné que l’engagement ne peut se concevoir uniquement de manière individuelle sans qu’il y ait une organisation pour les coordonner.

La riposte
Bien entendu, ce langage n’a pas du tout été apprécié par les libéraux au pouvoir en Belgique et même en France. Epinglons la réplique de Corentin de Salle parue dans Le Soir du 4 mars. Il est directeur scientifique du Centre Gol, le bureau d’études du MR (Mouvement Réformateur, le parti libéral francophone belge avec à sa tête Charles Michel, l’actuel Premier ministre, allié aux nationalistes flamands de la NV-A). Corentin de Salle, universitaire né en 1972, appuyé à ses débuts par Hervé Hasquin, a fondé l’institut Hayek, il est directeur de l’institut Atlantis qui prône les idées néoconservatrices – tout un programme ! Il est un grand admirateur de Friedrich von Hayek, l’économiste ultralibéral de la période de la guerre auteur de la « Route de la servitude » – en quelque sorte le manifeste de l’ultralibéralisme – où il dénonçait avec force le socialisme et le keynésianisme tout en prônant une société où l’Etat serait réduit à sa plus simple expression au plus grand profit des entreprises privées. De Salle a été chroniqueur au quotidien catholique La Libre Belgique qui s’est séparée de lui suite à une tribune aux relents xénophobes.

Dans sa réplique à la tribune de Madame Cadelli, de Salle commence par s’indigner de ses propos qu’il considère comme insultants. Pensez : assimiler la pensée dominante au fascisme ! Quel sacrilège !

Ensuite, le sophisme : le néolibéralisme n’existe pas. Dès lors, s’il n’existe pas, il ne peut être fasciste. « Certes, Manuela Cadelli prend grand soin de distinguer le « libéralisme » du « néolibéralisme ». C’est là une stratégie oratoire classique. Comme personne ne peut contester l’apport considérable de la tradition libérale à notre société, les détracteurs du libéralisme ont inventé ce concept factice de « néolibéralisme ». En réalité, le néolibéralisme n’existe pas. » M. de Salle devrait pourtant savoir que les politologues distinguent bien le libéralisme politique issu des lumières, considéré comme à gauche jusqu’à la deuxième guerre mondiale, du libéralisme économique qui est devenu le néolibéralisme.

La réalité du néolibéralisme
Ensuite, c’est du délire : « Il est vrai qu’au siècle passé, peu avant la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs penseurs libéraux ou socio-démocrates (Jacques Rueff, Maurice Allais, John Maynard Keynes, etc.), principalement de gauche, se sont revendiqués comme étant « néolibéraux ». Mais, pris au sens qu’on lui donne la plupart du temps, le terme « néolibéralisme » est une mystification intellectuelle : c’est une théorie inventée de toutes pièces par des intellectuels antilibéraux et qui est présentée comme un catalogue de dogmes et d’articles de foi de la communauté libérale dans le but de discréditer le libéralisme. »… Jacques Rueff, John Maynard Keynes et Maurice Allais de gauche ! Non, libéraux reconnaissant le rôle régulateur de l’Etat. Mais c’est déjà trop pour le directeur scientifique du Centre Jean Gol !

Alors, rafraichissons la mémoire de ce cher Corentin. Il affirme qu’il n’y a aucun auteur qui se réclame du néolibéralisme. Encore un sophisme. C’est vrai et faux à la fois. L’expression « néolibéralisme » apparaît dans les années 1930. En réalité, il s’agissait d’une mode. Tout était « néo » : il y avait le « néo marxisme », le « néo socialisme », le « néo saintsimonisme », etc. Il s’agissait, à l’époque, on était en pleine crise économico-financière et le fascisme commençait à s’imposer, de refonder les anciennes doctrines du XIXe siècle et de les adapter aux critères de l’époque.

Contrairement à ce qu’il se passe aujourd’hui, le libéralisme, à l’époque, était remis en question suite à la crise de 1929. Il fallait dépasser les vieux modèles de l’individualisme économique et opter pour une économie plus collective. Keynes n’était pas loin ! Il se développe également un « planisme néolibéral » en réponse au planisme socialiste du Belge Henri de Man. Aussi, on peut dire que Corentin de Salle avait raison en écrivant que John Maynard Keynes était néolibéral (mais ne s’en revendiquait pas). Oui, mais dans le sens du « néolibéralisme » de l’époque qui tentait de répondre à la critique radicale faite au libéralisme suite à la crise.

Aussi, le cher Corentin trompe son monde. Le néolibéralisme des années 1930 n’a rien à voir avec le néolibéralisme contemporain qui comprend la nouvelle économie, ou économie de l’offre qui sévit actuellement comme pensée dominante.

Aussi, cette pensée dominante, selon le directeur de l’institut Atlantis, ne peut s’appeler « néolibérale ». Aussi conclut-il, péremptoire : « En réalité, le néolibéralisme n’existe pas. » Il est bien le seul à le dire !

Les sophismes de Corentin
Il y a une autre tromperie de notre grand universitaire libéral. Il accuse ! « …les intellectuels antilibéraux en sont venus à considérer de bonne foi que les amalgames, simplismes, mensonges et calomnies de leurs prédécesseurs sur le libéralisme constituaient réellement le corpus du libéralisme. Beaucoup pensent sincèrement que cette idéologie repoussoir a réellement été construite par des penseurs libéraux au cours du dernier siècle. Ces derniers sont qualifiés de « néolibéraux ». Qu’est-ce que cela signifie ? Rien. »
Nouvelle malhonnêteté intellectuelle : tous les politologues distinguent la pensée libérale politique de la pensée économique qui est celle du néolibéralisme, à savoir cette pensée dont les principaux fondateurs sont Friedrich von Hayek, Ludwig Von Mises et Milton Friedman. Et on a appelé cela « néolibéralisme » pour le distinguer du libéralisme politique. Mais de Salle persiste. Il écrit plus loin : « il [l’ultralibéralisme] véhicule l’idée que, certes, dans le domaine des idées politiques, le libéralisme a apporté une contribution qui n’est pas dénuée de valeur (les libertés fondamentales, la première génération des droits de l’homme, plusieurs principes démocratiques, etc.) mais que, sous peine de se contredire et de s’annihiler, il doit être absolument tempéré, canalisé, contrebalancé, régulé, etc. par des considérations sociales, humanistes, etc. »

Un exemple tragique : le néolibéralisme n’a rien à voir avec le libéralisme politique qui est un des piliers de la démocratie. En effet, en 1973 au Chili, les néolibéraux américains de l’école de Chicago dirigée par Milton Friedman ont participé au renversement du président élu Salvador Allende et à l’installation de la sanglante dictature du général Pinochet. Et il existe d’autres exemples aussi tragiques dans différentes parties du monde. Mais, pour de Salle, les adversaires du néolibéralisme confondent libéralisme et néolibéralisme.

En réalité, c’est Corentin de Salle qui considère que libéralisme et néolibéralisme sont une seule et même pensée. Tout cela pour fustiger Madame Cadelli : « Manuela Cadelli s’attaque en réalité, quoi qu’elle en pense, au « libéralisme ». Le libéralisme est-il un fascisme ? Je n’ai guère coutume de citer cet individu de noire mémoire mais je pense que Benito Mussolini, le premier grand théoricien du fascisme, a dit une chose significative : « Le fascisme est absolument opposé aux doctrines du libéralisme, à la fois dans la sphère politique et dans la sphère économique ». » Donc, en considérant que le néolibéralisme est un fascisme, Manuela Cadelli attaque en réalité le libéralisme !

Alors, si on suit bien le raisonnement du directeur scientifique du Centre Jean Gol, les libéraux sont complices du coup d’Etat de Pinochet. Cela n’a évidemment aucun sens. Le plus inquiétant est que le MR qui se « droitise » de plus en plus, ait confié son « think tank » à ce personnage.

Et Corentin de Salle insiste et c’est l’aveu : « Une économie est libérale, nous dit Milton Friedman, quand l’Etat prélève environ 30 % des richesses produite. Au-delà, elle devient socio-démocrate. Nous sommes aujourd’hui à 60 % de prélèvements ! Depuis plusieurs années, les divers gouvernements en Belgique votent des budgets en déficit. Les gouvernements s’endettent. En 2014, à l’issue du gouvernement Di Rupo, l’endettement représentait plus de 106 % du PIB. En Allemagne et aux Pays-Bas, ce taux oscille autour de 70 % seulement. Mais le réel n’entame en rien les convictions idéologiques des antilibéraux qui mobilisent constamment toute une rhétorique religieuse (l’« orthodoxie budgétaire », le « respect inconditionnel des sacro saints principes néolibéraux », le « dogmatisme de la rigueur ») visant à ridiculiser ceux qui appellent simplement non pas à diminuer l’endettement, non pas à diminuer l’accroissement de l’endettement mais tout simplement à freiner la vitesse de l’accroissement de l’endettement. Les Français sont généralement les plus imaginatifs pour fustiger ces principes « intangibles » d’équilibre budgétaire. Tellement « intangibles » que la France n’a pas voté un budget en équilibre depuis… 1975. »

Donc, Friedman est un économiste libéral et l’Etat ne devrait relever que 30 % des richesses produites. Autrement dit, plus de sécurité sociale, plus de services publics ; seules l’armée et la police – et encore – resteront sous le giron de l’Etat. Quant à la démonstration archiconnue sur la dette, on peut opposer le sous-investissement public qui pose le problème de l’avenir d’activités essentielles comme l’enseignement, la culture, la recherche scientifique et surtout la structure de la dette publique qui génère le surendettement public et qui est au seul avantage des banques ! Et le contradicteur de Madame Cadelli termine en démontrant l’efficacité de la politique actuelle du gouvernement belge.

Notons que, curieusement, il ne parle pas de l’état lamentable dans lequel se trouve la Justice dénoncé par Manuela Cadelli. Enfin ! Cela fait partie de la réduction des dépenses… Pour Corentin de Salle, « Le libéralisme n’est pas un fascisme. Le libéralisme est un humanisme. » Personne ne dit le contraire, mais le néolibéralisme, lui, est un fascisme. Oui, certainement !
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jeudi 28 janvier 2016

Le néolibéralisme, c'est la bureaucratie totale (2ccr)

Dans le Grand Soir vient de paraître un article particulièrement pertinent sur la façon dont sont gérées choses et personnes, dans une aberration endiablée, et perversement naïve. Je vous laisse le découvrir ici.

27 janvier 2016

Le néolibéralisme c’est la bureaucratie totale

2ccr

Paperasse et formulaires ont envahi nos vies, et de plus en plus de gens pensent que leur travail est inutile, n’apportant aucune contribution au monde. Malgré ce que martèlent les ultralibéraux, ce n’est pas la faute de l’Etat et de ses fonctionnaires, mais celle des marchés et de leur financiarisation.

« Toute réforme pour réduire l’ingérence de l’État aura pour effet ultime d’accroître le nombre de règlementations et le volume total de paperasse », explique ainsi David Graeber, anthropologue états-unien et tête de file du mouvement Occupy Wall Street, dans son nouvel ouvrage Bureaucratie.

Il suffit de mesurer le temps que nous consacrons à remplir des formulaires. Quelqu’un a calculé que les citoyens étasuniens passent en moyenne six mois de leur vie à attendre que le feu passe au vert. Personne n’a calculé combien de temps nous passons à remplir des formulaires ! Peut-être une année entière... C’est la première fois dans l’histoire que nous atteignons ce niveau de bureaucratie.

Le sociologue Max Weber affirmait déjà que le XIXe siècle avait inauguré l’ère bureaucratique. Mais aujourd’hui, la différence, c’est que la bureaucratie est à ce point totale que nous ne la voyons plus. Dans les années 1940 et 1950, les gens se plaignaient de son absurdité. Aujourd’hui, nous n’imaginons même plus une manière d’organiser nos vies qui ne soit pas bureaucratique ! Ce qui est également nouveau, c’est la création de la première bureaucratie planétaire. Un système d’administration que personne n’identifie pourtant comme une bureaucratie, car il est surtout question de libre-échange. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? La création de traités internationaux et d’une classe entière d’administrateurs internationaux qui régulent les choses, tout en appelant ce processus « dérégulation ».

C’est amusant, parce que ça me rappelle un truc, que j’ai dû lire je ne sais pas trop où, il y a au moins 20 ans, qui affirmait que les dérégulations thatchériennes au Royaume Uni, et en particulier la privatisation des services publics (électricité, gaz, chemins de fer...), avaient eu pour effet l’embauche d’une pléthore de fonctionnaires pour vérifier que la libre concurrence et la main invisible « du dit marché » jouait bien son rôle d’allocation optimale des ressources !

De même, il faudrait vérifier, mais il semble bien que la libéralisation administrative de nos hôpitaux (paiement aux soins pour mesurer la rentabilité d’un hôpital, concept complètement abscons digne d’un énarque ultralibéral caricatural), a entrainé l’embauche de plus de personnel administratif que de personnel soignant nécessaire au bon fonctionnement des dits hôpitaux, le personnel administratif en question n’ayant eu de cesse de rogner les embauches et conditions de travail des personnels soignants afin de financer sa propre utilité administrative, il me semble. Je ne suis pas familier de ce milieu, mais c’est ce que j’en perçois, et ce que j’ai compris de la révolte de l’APHP.

Dans de nombreuses « grandes » entreprises, il y a de plus en plus de personnels administratifs par rapport aux personnels qui travaillent sur les chantiers ou dans les ateliers. Il y a 30 ans, dans un service ou un atelier, pour une quinzaine d’ouvriers, de salariés ou d’employés, vous aviez un chef d’équipe, lui même chapeauté par un contremaître, qui chapeautait 3 ou 4 services avec l’aide d’un assistant et d’une secrétaire. C’est à dire que pour 45 à 60 personnes qui travaillaient et produisaient réellement de la « richesse » il y avait 5 à 6 personnes pour manager, organiser, contrôler. Les rapports entre les salariés et les chefs d’équipe étaient rapides et simplifiés, comme les rapports entre les chefs d’équipes et le contremaitre. Les réunions entre ces intervenants étaient régulières et concrètes.

Aujourd’hui on a l’impression que le nombre de ceux qui produisent réellement les richesses a chuté, alors que les chefs, sous chefs, contremaîtres, directeurs techniques, ou de communication, directeurs transversaux ou longitudinaux a explosé. Concrètement, s’il y avait 1 personne non productive pour 10 productives, maintenant il y a 4 personnes non productives pour 10 productives. Les réunions sont de plus en plus nombreuses et débouchent de moins en moins sur du concret, si ce n’est pour définir la date de la prochaine réunion et bien sûr des rapports de réunion en X exemplaires, corrigés, annotés et enfin édités et classés dans leurs versions finales.

Et je m’interroge depuis longtemps sur la nécessité de toutes ces écoles de commerce plus ou moins bidons qui délivrent (vendent ?) les diplômes idoines pour effectuer ce genre de tâche, Ô combien nécessaires, bien sûr... Même les armées ne sont pas épargnées, si il y a quarante ans il fallait trois personnes a « l’arrière » pour un soldat au front, aujourd’hui on est a un ratio de sept pour un !

D’ailleurs, je perçois une réelle convergence entre le système néolibéral et le système soviétique. Obsession de la gestion “scientifique” et de l’évaluation (flicage), avec l’inflation bureaucratique nécessaire à ces contrôles permanents. “надо выполнить план”, “Nada vypolnits’ plan”, expression bien connue de l’époque soviétique : Il faut accomplir le plan. Il faudrait même dire les normes du libéralisme façon soviétique. Nous avons importé la bureaucratie, apanage de la méthode soviétique, alors que la Russie s’en libère !

Tout cela ayant en partie pour cause une absolue méfiance envers l’honnêteté des employés, qui, bien sûr, ne peuvent faire un travail convenable que sous la contrainte, les sociopathes qui nous dirigent, n’imaginant pas une seconde qu’un employé puisse effectuer correctement sa tache sans un système de répression centralisé (cette bande de cinglés voyant le monde à son image).

Résumer en une phrase cette situation ubuesque serait : « comment employer une moitié de la population à surveiller l’autre moitié pour vérifier qu’elle travaille bien selon les normes du libéralisme ». Bienvenue chez les fous, ou les fameux Shadoks ! Bienvenue dans le futur ! Wells, 1984, Huxley, le monde parfait... vous connaissez ? On y va droit dedans avec en primes des améliorations auxquelles je n’ose pas penser !


« Ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants ; c’est l’indifférence des bons »... Martin Luther King

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