Un beau billet invité, sur le blog de Paul Jorion, m'a bien "amusé" ce matin. Profitons-en ensemble. (l'illustration que j'ai jointe s'imposait)
Billet invité
L’autre jour, au détour d’une conversation avec un entrepreneur (il
faut bien s’occuper en attendant le retour de la croissance et
l’inversion de la courbe du chômage), je lâchais que la majorité des
biens et services que produisent nos sociétés sont « au mieux inutiles,
au pire nuisibles ».
À ma grande surprise, mon interlocuteur s’étrangla.
Il m’avait pourtant semblé énoncer une évidence d’une affligeante
banalité. Les produits nuisibles sont légion : flingues, Round’up,
prothèses PIP, bagnoles, lasagnes au minerai de cheval… Quant aux
produits inutiles, ils ne datent pas d’hier : citons la tourniquette
pour faire la vinaigrette, le ratatine-ordure, le coupe-friture,
l’éventre-tomate ou l’écorche-poulet (oublions les biens de première
nécessité truffés de substances toxiques).
Leur production étant délocalisée sous des cieux plus cléments, les avec-emploi
de chez nous travaillent généralement pour des sociétés de services qui
servent de diverses manières directes et indirectes les fabricants de
ces produits ainsi que d’autres sociétés de services, en optimisant leur
fiscalité par exemple, ou en assurant leur promotion à coups de pub, de
com, de marketing viral, et autres formes de pollution mentale,
auditive et visuelle. De sorte que si l’on éliminait le produit inutile
ou nuisible de l’équation, tout l’édifice inutile ou nuisible
s’effondrerait.
Or, mon interlocuteur, qui travaille
certainement très dur à faire prospérer sa boîte, se vit en créateur :
de boîtes, de richesse, et dans sa grande mansuétude, d’emplois. Telle
est, à ses yeux, son utilité. Certes, que l’on soit créateur ou employé
par l’un d’eux, ce n’est pas très agréable de penser que l’on bosse pour
gorger de saloperies les décharges ou les temps de cerveau disponible
du monde entier. Alors quand bien même on aurait le loisir d’y
réfléchir, on évite de le faire, la vie étant déjà assez pénible comme
ça.
Je précise que je ne jette la pierre à personne. Avant l’éclatement
de la première bulle Internet, cette époque magique où la valorisation
boursière de Netscape, qui ne vendait rien, était supérieure à celle de
General Motors, j’ai travaillé pour une grosse « Web agency » qui
elle-même appartenait à un grand groupe qui fabriquait des tas de trucs
inutiles et très nuisibles. Dans ce rôle, j’ai contribué à créer de gros
sites web parfaitement inutiles pour d’autres grands groupes du même
acabit, et notamment pour un géant de l’agroalimentaire dont je
n’oublierai jamais ce jeune « chef de produit béverage » [sic] nous
présentant son dernier bébé, un thé glacé parfumé à je ne sais plus trop
quoi. Il en avait littéralement la larme à l’œil, et moi aussi,
intérieurement, j’avais envie de pleurer.
Aujourd’hui, je suis traducteur (utile, mais pour des clients qui
font de l’inutile, voire du nuisible) et artiste (ridiculement inutile,
quoique…).
Oui, quoique. Parce que justement, au lieu de prendre la mouche, mon
entrepreneur aurait pu me rétorquer que l’inutile, c’est le propre de
l’homme, une manifestation de son affranchissement des strates
inférieures de la pyramide de Maslow, mais aussi et surtout le succulent
fruit de son imagination fertile et débordante, de son génie même,
duquel ont jailli au fil des siècles de fulgurantes œuvres d’art et
découvertes scientifiques qui n’avaient aucune finalité pratique, et qui
font pourtant la gloire et la fierté de notre espèce !
Je n’aurais pu que m’incliner.
Mais je lui aurais tout de même fait remarquer (dès lors que notre
conversation n’eut pas été interrompue par le retour de la croissance,
l’inversion de la courbe du chômage et l’arrivée de scintillantes nuées
de magnifiques licornes-papillons fleurant bon le thé glacé parfum
kumquat) que la société de consommation n’est qu’une gigantesque bulle
artificielle (une de plus, composée d’une myriade de mini-bulles ; une
mousse), ou s’il préférait, qu’une gigantesque pyramid scheme, une
arnaque de type vente pyramidale, qui aspire la richesse vers le haut en
plumant les derniers arrivés, ces dindons de la farce, bâtie sur la
surexploitation de la nature (à laquelle nous appartenons, malgré ce que
prétendent certains esprits aussi tristes que tordus), et que dans ce
contexte, l’inutilité, quelles que soient ses lettres de noblesse, était
hélas, trois fois hélas, tout à fait nuisible.
Bof, il n'y a pas que là qu'il y a de la dénégation de la part du pékin et de la pékine moyennes. Disons que du point de vue littéraire c'est joliment tourné mais la prof de yoga a dit pratiquement la même chose ce matin, et on est des centaines de milliers à dire cela à près tous les jours, sans parler du Journal de la Décroissance qui le rabâche de numéro en numéro depuis son existence (10 ans ?).
RépondreSupprimerCela dit, il n'est pas inutile de la répéter (à propos d'"inutile") !
Oui, le terme si important est bien ce mot, "inutile". Et de l'inutile envahissant, on passe vite au nuisible.
RépondreSupprimerOui, l'utile est non seulement la lucidité d'analyse de ce "traducteur-artiste", mais son humour décapant (l'artiste est inutile, quoique...) !
SupprimerOui, l'utile est l'art, que ce soit de l'humour ou de la traduction, celle de la poésie ou de la musique, en tout cas... et je souhaite bon vent artistique à ce phénomène de Vincent K...
On a besoin de tels talents, pour secouer le cocotier, se réveiller !
Vous avez eu une très bonne idée de reprendre ce billet ! Il est vraiment réjouissant.
RépondreSupprimerSans vous je ne l'aurais sans doute pas lu, car je ne vais plus souvent chez Jorion depuis qu'il afermé les commentaires ; non que j'y commentais mais je trouve que les commentaires étaient ce qu'il y avait de plus instructif.