La paralysie européenne
Jacques Sapir
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09:00 04/12/2012
"Promenades d'un économiste solitaire" par Jacques Sapir*
Le
21 décembre se tiendra le sommet entre la Russie et l’Union Européenne.
Cette date, en un sens, ne pouvait être plus mal choisie. En effet,
l’UE a subi, avec l’impasse sur la programmation budgétaire pour les
années 2014-2020, de l’UE un triple échec : économique, politique et
symbolique. Cette impasse, qui au mieux durera jusqu’au début de 2013,
vient après les très difficiles négociations sur la question de l’aide à
accorder à la Grèce du début de la semaine. Ces dernières n’ont abouti
qu’à un accord partiel, largement dépendant de la capacité du pays à
racheter sa propre dette. Elle survient aussi après des négociations
extrêmement dures quant à la part respective des États au sein du groupe
aéronautique EADS et une réduction importante des ambitions de l’Europe
spatiale. Ces événements témoignent de l’épuisement définitif de
l’Union européenne à incarner « l’idée européenne ».
Un échec économique
L‘échec sur le budget porte en fait sur 1,26% du PIB des différents
pays. Pour 2013 ce sont 138 milliards d’euros qui sont prévus. C’est la
faiblesse de cette somme qui pose problème. Alors que la zone Euro est
en récession, la logique aurait voulu que l’on se mette d’accord pour un
budget de relance, en favorisant la demande et en favorisant des
politiques de l’offre et de la compétitivité dans certains pays. Ces
politiques ont été quantifiées. Elles impliqueraient, rien que pour le
rattrapage de compétitivité, que l’on dépense pour les quatre pays
d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie et Portugal), environ 257
milliards d’euros par an pendant 10 ans.
Si l’on veut être cohérent, il faudrait ajouter à cette somme au moins
100 milliards pour financer des grands projets permettant d’harmoniser
la compétitivité des autres pays. Cette dépense supplémentaire de 357
milliards par an, pour un budget d’environ 138 milliards est importante.
Elle impliquerait que le budget passe de 1,26% à 4,5%. C’est exactement
le contraire qui s’est produit. On voit bien que chaque pays tire à hue
et à soi, étant soumis aux règles de l’austérité budgétaire, par
ailleurs institutionnalisées par le dernier traité de l’UE, ce qui n’est
pas le moindre des paradoxes ! Les égoïsmes se révèlent de toute part.
Le problème est en fait plus compliqué. Les 138 milliards prévus pour
le budget 2013 donnent lieu à des retours, plus ou moins importants,
pour tous les pays de l’UE. Mais, sur les 357 milliards qu’il faudrait
dépenser en plus, 257 milliards sont des transferts nets
à destination des quatre pays du Sud déjà évoqués. L’Allemagne devrait à
elle seule contribuer à hauteur de 8,5% et 9% de son PIB par an en
transferts nets. Sur une période de dix ans cela aboutit à 3570
milliards d’euros de budget total. Quand on parle du « fédéralisme
européen », c’est de cela dont on parle en réalité, car sans transferts
importants point de fédéralisme.
Notons que les dirigeants européens n’ont pas réussi à se mettre
d’accord sur une somme de 978 milliards d’euros sur 7 ans (2014-2020)
alors que sur la même période c’est 2499 milliards en plus qu’ils
auraient dû financer. On mesure l’immensité de la tâche, et son
impossibilité dans les circonstances actuelles. La réalité de l’UE est
bien l’absence totale de solidarité en son sein, même et y compris quand
cette solidarité serait de l’intérêt de tous. Ce que révèle cette
situation c’est qu’il n’y a pas de « chose publique» (res publica) dans l’Union Européenne.
Cet échec est révélateur de l’épuisement de l’idée européenne.
Un échec politique
L’échec est ensuite politique et il a été mis en lumière lors du
Conseil Européen de la nuit du 22 au 23 novembre. On a parlé d’une «
alliance » entre la chancelière allemande, Mme Angela Merkel et le
Premier ministre britannique David Cameron, qui aurait abouti à
l’isolement de la France. Mais cette « alliance » est en réalité
purement conjoncturelle. La Grande-Bretagne poursuit son vieil objectif
de réduire l’UE à un espace de libre-échange et à un cadre réglementaire
le plus léger possible. L’Allemagne, pour sa part, rejointe sur ce
point par des pays comme la Finlande, les Pays-Bas et l’Autriche,
s’oppose absolument à ce que les transferts prennent plus d’importance.
On sait l’opposition absolue des dirigeants allemands, tous partis
confondus, à des transferts massifs, en particulier au sein de la zone
Euro. Cela n’implique pas qu’elle partage les vues de la Grande-Bretagne
quant à la philosophie de l’UE. Les dirigeants allemands comprennent
que cette dernière doit être autre chose qu’une simple zone de
libre-échange. Mais, leurs intérêts se rejoignent avec les Britanniques
pour s’opposer à l’engagement de sommes supplémentaires, dans la mesure
où ils comprennent parfaitement qu’ils seraient, par nécessité, les
principaux contributeurs. C’est sur cette alliance que s’est cassée la
position française.
L’Allemagne souhaite par dessus tout le statu-quo (qui lui permet de
réaliser ses énormes excédents commerciaux au détriment des autres pays
de la zone Euro) (1). Mais, elle n’est pas prête à aller au-delà d’une
contribution annuelle d’environ 2% de son PIB (soit environ 50 milliards
d’Euros). Si l’on met l’Allemagne au défi de payer les sommes évoquées
plus haut, soit 8% à 9% de son PIB afin de rendre viable la zone Euro,
elle préfèrera la fin de la zone Euro. Là ou nos dirigeant voient le
début d’un processus, qui pourrait être étendu, il y a en réalité un
engagement strictement limité de l’Allemagne.
Un échec symbolique
Les échecs tant économiques que politiques de la semaine passée sont,
bien entendu, révélateurs d’un échec symbolique majeur. Aujourd’hui,
qui croit encore en l’Union Européenne ?
Jamais en fait l’Euroscepticisme ne s’est aussi bien porté, non
seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en France et même en Allemagne.
C’est la crédibilité générale de l’UE qui est en cause, et l’on voit
bien ici que les stratégies discursives utilisées par les européistes
seront de moins en moins efficaces. Ces stratégies reposent sur une
délégitimation des opinions négatives, qui sont associées à des
catégories dites « peu éduquées » et par cela incapables de comprendre
ce qu’apporte l’UE et sur une explication de ces résultats par les
simples difficultés matérielles engendrées par la crise. Sur le premier
point, il y aurait beaucoup à dire. On voit immédiatement la parenté
entre cet argument et les arguments du XIXe siècle en faveur du vote
censitaire. Le second argument contient une parcelle de vérité. Il est
clair que l’impact de la crise a modifié les préférences des individus.
Mais cet argument se retourne contre ses auteurs : pourquoi l’UE
a-t-elle été incapable de protéger les personnes des effets de la crise ?
L’UE, par sa politique actuelle nourrit en fait le retour des haines
recuites, que ce soit entre pays (Grèce et Allemagne, mais aussi
Portugal ou Espagne et Allemagne) ou à l’intérieur de ceux-ci (Espagne,
avec le Pays Basque et la Catalogne et Belgique).
Si les échecs économiques et politiques montrent que l’UE est à bout
de souffle, l’échec symbolique, illustré dans les derniers sondages,
ouvre la voie à des radicalisations des opinions publiques à
relativement court terme.
Tirer les leçons de l’épuisement d’un projet européen
On voit bien que certains pays hors du cadre de l’UE ont un intérêt à
l’existence d’une Europe forte et prospère. Le cas de la Russie et de
la Chine saute aux yeux. La Russie, de plus, est elle aussi un pays
européen, même si elle n’est pas uniquement européenne. Il est donc
possible de penser un projet européen intégrant toute l’Europe, y
compris les pays qui aujourd’hui ne sont pas membres de l’UE et
n’aspirent pas à le devenir. Mais à la condition de faire des nations
européennes, ces « vieilles nations » qui restent aujourd’hui le cadre
privilégié de la démocratie, la base de ce projet. Ce projet devra être
construit autour d’initiatives industrielles, scientifiques et
culturelles dont le noyau initial pourra être variable, mais qui exigent
pour exister que soient remises en cause un certain nombre de normes et
des règlements de l’UE. Plus que tout, il faudra procéder à une
dissolution de l’Euro. Cette dissolution, si elle est concertée par tous
les pays membres de la zone Euro sera en elle-même un acte européen, et
pourra donner immédiatement lieu à des mécanismes de concertation et de
coordination qui feront en sorte que les parités de change des monnaies
nationales retrouvées ne fluctuent pas de manière erratique mais en
fonction des paramètres fondamentaux des économies.
(1) Patrick Artus, La solidarité avec les autres pays de la zone
euro est-elle incompatible avec la stratégie fondamentale de l’Allemagne
: rester compétitive au niveau mondial ? La réponse est oui, FLASH Économie, NATIXIS, n°508, 17 juillet 2012
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement
avec la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA
Novosti.
*Jacques Sapir est un économiste français, il
enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou
(MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en
Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes
financiers et commerciaux internationaux.
Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
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